1 Quels enjeux sociaux et politiques ?

Muriel Lepage
Pour cette première séquence, nous avons invité Mohamed Bourouissa, artiste, et Lucia Sagradini-Neuman, sociologue, membre de Multitudes, rédactrice en chef de Variations et résidente-chercheuse à la Coopérative de recherche de l’École supérieure d’art de Clermont Métropole. Nous leur avons demandé de se saisir chacun des enjeux sociaux et politiques depuis leur espace de travail et de pensée pour lancer ce forum. La parole et l’image ont donc été presque immédiatement données au premier intervenant, Mohamed Bourouissa.

Mohamed Bourouissa
J’ai réalisé une série qui s’appelle Périphérique et qui est constituée de mises en scène en banlieue parisienne. Ces photographies avaient une dimension politique assez forte, une dimension sociale aussi. Il y a aussi dans mon travail une dimension esthétique très forte et une réflexion sur le contexte dans lequel je me trouve et sur la façon dont nous pouvons fabriquer une œuvre avec celui-ci. Je vais parler d’une expérience que j’ai eue en rapport à une œuvre réalisée cette année. Il s’agit d’une vidéo que j’ai faite pour la Biennale de Cuba, à laquelle j’ai été invité mais il s’est avéré qu’il n’y avait pas de financement pour ma venue et les organisateurs voulaient donc annuler l’invitation. Le contexte social et politique était particulier avant la levée de l’embargo. À partir de cette situation, que pouvais-je donc prouver en tant qu’artiste ? Je suis parti de l’idée de leur proposer de faire quelque chose à distance et de construire avec peu. Il y a donc à la fois un contexte politique, un contexte économique et un contexte social pour cette pièce. J’ai demandé à des gens de regarder et d’analyser un film assez connu qui s’appelle Soy Cuba[1] et qui présente les stéréotypes de Cuba. Ces personnes m’ont renvoyé leurs interventions enregistrées à partir desquelles j’ai créé une sorte de film animé, avec des dessins, autour des analyses réalisées par ces personnes, sur leur propre territoire et sur un film qui, pour eux, ne décrit pas vraiment ce qu’ils sont, mais qui en est simplement une image. C’est donc une analyse artistique et, je pense aussi, contextuelle, liée à la situation politique de l’époque et presque une sorte de déconstruction de ce film. La stratégie élaborée dans ce contexte-là est de dire que si je ne peux pas aller à Cuba, je peux malgré tout établir une communication avec les gens de là-bas et fabriquer toutes ces rencontres, qui effectivement n’ont jamais vraiment eu lieu mais qui peuvent s’inscrire autour d’un film.

J’ai fait l’une de mes premières vidéos, qui s’appelle Temps mort, avec un ami qui était en prison. La contrainte était que je ne pouvais pas rentrer directement dans la prison. Mais à l’époque, de petits téléphones pouvaient circuler dans les prisons et on a ainsi réussi à construire un film en échangeant, dans une sorte de va-et-vient entre l’intérieur et l’extérieur qui nous permettait de communiquer. La personne qui était en prison s’est en fait réapproprié le film pour y construire sa propre histoire.

Je crois qu’il y a toujours un contexte, mais j’ai l’impression que l’on essaie toujours de trouver des stratégies pour pouvoir y échapper. C’est l’individu face à une institution ou à un contexte qui va trouver ses propres stratégies pour y échapper ou pour trouver son propre espace au sein de ce contexte. Souvent, ce sont des accidents, un regard, comme celui de Nathalie Viot ici présente et avec laquelle j’ai fait le projet du tramway à Paris pour la ligne T3, qui permettent ça. J’ai travaillé sur une commande pour la Ville de Paris et je suis tombé sur des gens qui habitent le périphérique, périphérique qui aujourd’hui s’est beaucoup transformé. J’ai parlé avec eux et commencé à construire une relation. À l’origine, je photographiais un chantier et j’ai découvert qu’il y avait là tout un camp où des gens habitaient en famille – ces personnes m’ont invité plusieurs fois. À partir de là, quelque chose m’intéresse. Ce sont souvent juste des coïncidences ou des accidents sur lesquels tout à coup mon regard se porte, sans que je sache pourquoi. Ce qui m’a le plus touché ici, ce sont les relations familiales très fortes.

Mohamed Bourouissa, La butte, 2007, série « Périphérique », C-print, 90x120cm © Mohamed Bourouissa – courtesy the artist and kamel mennour, Paris

Julie Portier [critique d’art pour Le Quotidien de l’art et enseignante à l’École supérieure d’art de l’Agglomération d’Annecy]
Lorsque tu parles de la question d’aller chercher l’endroit de la crise pour voir comment le travail artistique peut intervenir en son intérieur, c’est là que s’illustre cette sorte de capacité d’adaptation à la crise, chez toi, comme une espèce s’adapte à son milieu. Par exemple, le projet August Sander, si je me souviens bien, est né de l’échec d’un projet de résidence en entreprise, comme cela se pratique beaucoup, puisque tu es arrivé dans une entreprise déposant le bilan. Et du coup tu as choisi d’aller faire ta résidence là où se retrouvaient les gens avec lesquels tu devais te trouver dans l’entreprise, c’est-à-dire Pôle Emploi ! La position qui chez toi vraiment m’intéresse est cette honnêteté avec laquelle tu fais face à cette situation sans préméditer des moyens dont tu disposes. Tu en es très honnêtement le spectateur : l’une des premières choses qui est matérialisée par le projet August Sander, pour lequel tu proposes à ces demandeurs d’emploi de devenir un monument, est le livre des refus. Les refus de ces gens qui te disent : 
« Mais pour qui vous prenez-vous ? Nous sommes dans une situation terrible. Vous avez peut-être des subventions pour faire ce que vous faites… » Par la suite, tu as réussi à développer et adapter le projet, mais il y a aussi cette honnêteté de prendre en compte, dans le processus, dans la création, cet échec de l’art qui tente de trouver des solutions dans la situation de crise.

Lucia Sagradini-Neuman
Cette manière d’aborder les arts de la résistance me fait penser à un livre de Scott[2] et fait écho en moi. J’entends aussi la question d’une autre manière : comment le social et la politique percutent-ils l’école d’art ? Avant d’essayer de répondre, sans répondre puisque je vais décaler le propos et parler de mon autre travail, je vais quand même dire d’où je parle : je suis la fille d’une communauté de guévaristes en exil à Paris. En sciences politiques, mon livre de chevet est La Société contre l’État de Pierre Clastres[3]. Donc pour moi, l’idéal est que le pouvoir soit un lieu vide, que l’on n’occupe pas. J’ai trouvé dans les écoles d’art des espaces pour cela, pour développer cette notion de lieu vide du pouvoir.

Je vais donc vous parler d’un autre travail que je mène. Je fais partie d’un module expérimental d’éducation dans le département 93 (Seine-Saint-Denis). Dans ce cadre, je conduis des interventions dans lesquelles j’essaie de faire en sorte que les jeunes s’expriment en disant tout ce qu’ils veulent. Tel est mon objectif de pédagogie. Dans tous les cas, il s’agit de partager ensemble des expériences. Le vendredi, il y a eu un attentat à l’Hyper Casher (en janvier), et le lundi, j’ai organisé des groupes de parole dans le collège situé à côté. Lorsque je suis arrivée, les jeunes étaient dans un mode d’érotisation de l’angoisse. Ils sécrétaient une sorte de paranoïa « complotiste » absolument démente. Ils ont commencé par me demander « Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qui va se passer ? ». J’ai répondu que j’étais là non pas pour leur répondre en tant qu’informée, mais pour que l’on parle de leurs expériences et de leurs émotions. Dans ma pratique pédagogique, j’essaie de créer des espaces refuges, des temps d’arrêt. Je travaille souvent depuis le cinéma et j’ai amené un livre de Fredric Jameson, Le Postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif[4]. Ce que je fais me fait penser à cet ouvrage, au chapitre consacré au surréalisme sans l’inconscient : dans ce néo-capitalisme, la question est aussi une question de flux. Jameson appelle cela « le flux total ». Selon moi, un enjeu est que l’on s’arrête, que l’on parvienne à instiller des temps morts. Quand j’entends qu’à Clermont, il y a un atelier sieste dans l’école, lancé par Mathilde Chenin[5], et qu’il y aura peut-être une cantine, j’en suis extrêmement heureuse ! J’attends cela des écoles d’art, qu’elles créent ces espaces refuges qui me manquent car ce flux total atomise les êtres et les liens entre les êtres. Les images sont absolument fondamentales : comment fait-on des images dans cette situation ? Je pense ici à 1984 de George Orwell, livre dans lequel le héros, en voyant un film de propagande, dans une posture d’arrêt, se souvient que sa mère l’aimait et entre alors en rébellion. On est aujourd’hui passé à un autre stade, celui du flux total, qui constitue vraiment l’horreur. S’engage donc contre ce flux une lutte, une résistance au quotidien.

Vous évoquiez la question de l’accident. Sur les plans micro et macro, comment faire avec toutes les problématiques d’altérité ? Il faut trouver le chemin, le chemin consistant à pouvoir se situer dans le monde, de le faire collectivement. C’est être dans des zones de partage, contre l’atomisation, en étant ensemble, en ayant des pratiques collectives, en étant dans l’inter. Ce monde capitaliste jouant beaucoup sur cette atomisation, si l’on se situe dans le commun, on résistera, on se réappropriera ce que ce monde nous vole, notamment en faisant des managers avec des artistes, ce qui me fait violence ! Je terminerai avec une phrase guévariste, en hommage à cette communauté d’Argentins exposés de plein fouet à des dictatures et des tortures : oui, on peut perdre une lutte, mais si on ne l’a pas commencée, on l’a déjà perdue.

Nicolas Daubannes [artiste et enseignant à la Haute École d’Art de Perpignan]
Pour mon intervention à propos de la mort de la Haute École d’art de Perpignan (Heart)[6], j’ai pris le parti de vous énoncer seulement des faits concernant la fermeture d’une école, en comparant cette fermeture à une partie de jeu d’échecs menée avec la Mairie. Ce qu’il faut savoir, c’est que nous avions déjà perdu cette partie il y a dix ans, mais nous l’ignorions et nous ne nous en rendons compte qu’aujourd’hui, parce que nos adversaires sont capables de jouer avec bien plus de coups d’avance que nous !

Le premier pion qui avait été avancé était un entre­filet dans la presse annonçant, il y a dix ans, que l’école d’art allait fermer. Cela a provoqué une sorte de joute à travers les journaux locaux et, après deux mois de lutte intense, avec les cours annulés, etc., cela a abouti à une déclaration du Maire annonçant le maintien de l’école. Ce premier déplacement de pion a fait fuir plusieurs professeurs ainsi que la chargée de communication et le bibliothécaire, pensant perdre leur emploi. Or, première conséquence, ces postes n’ont pas été renouvelés. On nous a pourtant dit que, pour valoriser l’école, tous les livres d’art de la Ville y seraient rassemblés, point positif pour la population. Un autre moment où les pions ont bougé est lorsque l’on s’est mis, avec le peu d’énergie qu’il nous restait dans cette lutte, pour montrer que l’on était vivant, à organiser de grosses expositions d’étudiants que l’on appelait Pop Club. Ces expositions accueillaient 500 à 600 personnes, ce qui est exceptionnel pour une ville de la taille de Perpignan. Aussi la Mairie, en concertation avec le directeur de l’école, a-t-elle décidé de monter un lieu d’exposition municipal, dans les locaux mêmes de l’école d’art, là où se tenaient déjà nos expositions. Mais avec le temps, le collège professoral qui choisissait la programmation a été évincé des décisions et le lieu n’a plus été géré que par la seule Mairie. Une fois de plus, on avait perdu les coups d’avance et l’on nous disait que désormais, le jeu sur l’échiquier était plus clair puisque chacun avait sa place. Mais cela a suscité quelque chose d’assez singulier : la valorisation de jeunes étudiants, dont je faisais partie. On nous a annoncé que nous allions devenir professeurs et l’on a cru à un retournement de situation exceptionnel. J’ai donc mis les deux pieds dedans, évidemment ! Il s’agissait en fait, suite à des départs à la retraite, de nommer sur un seul poste trois ou quatre jeunes contractuels, à raison de six heures par semaine – un temps plein correspondant à 16 heures de cours –, les autres postes laissés vacants étant supprimés. On a ainsi perdu encore du terrain. Puis, est venu le moment où l’école est devenue de moins en moins attractive, parce que plusieurs personnes intéressantes étaient parties et parce qu’il n’y avait plus du tout de publicité en l’absence de chargée de communication. Est arrivé un beau jour où très, très peu de personnes se sont présentées au concours d’entrée. L’échec et mat est tombé quand on nous a annoncé la fermeture de la première année, puis, ce qui est actuelle­ment le cas, de la deuxième et de la quatrième. Il ne nous reste que les troisième et cinquième années et au mois de juin, il n’y aura plus de pièces du tout sur l’échiquier.

Laurent Devèze [directeur de l’Institut supérieur des beaux-arts de Besançon / Franche-Comté]
Ma question touche à l’itinéraire de Mohamed Bourouissa et à ce qu’il a dit. Votre production est vraiment remarquable – mais je m’interroge aussi sur ce qu’il y a avant et ce qu’il y a après. N’y voyez pas l’expression d’un jugement, il s’agit d’une interrogation. Ce qu’il y a avant, c’est la commande et son origine, ce qu’il y a après, c’est le lieu de monstration du travail. Ce qui m’intéresse dans un travail comme celui que vous avez mené autour du périphérique, c’est la question de savoir si les gens avec lesquels vous êtes rentré, sans aucun doute, dans une relation tout à fait essentielle et forte – sinon la photographie ou les vidéos n’auraient pas cette force – ont accédé à ce travail-là. Ont-ils pu venir dans le centre d’art ? Est-ce que des Roms sont venus voir l’œuvre, mais aussi manger au buffet ?

On ne peut pas parler d’engagement ou de situations politiques et sociales sans s’interroger sur nos instances de légitimation. On ne traite pas de la situation sociale et politique si on ne remet pas non plus en cause ces instances-là. Quand je vois que Le Journal de Mickey présente des classements d’écoles d’art, comme on le fait pour les écoles de commerce sur des critères qui m’affligent…, je suis très en colère. Car cette logique de la légitimation va percuter la sincérité de l’engagement. Ce n’est pas une espèce de purisme. D’ailleurs, je ne suis pas absolument sûr que ce soit de la responsabilité de l’artiste comme tel, mais je pense que nous avons aussi collectivement une responsabilité, notamment les galeristes, les directeurs de centres d’art, les directeurs de FRAC, les autres.

Mohamed Bourouissa
J’ai fait cette image, La Famille, et lorsque je suis revenu pour la montrer à la famille en question, après avoir rencon­tré ces personnes plusieurs fois, le camp avait été détruit. J’ai essayé de les retrouver, mais cela était totalement impossible.

Mohamed Bourouissa, La République, 2006, série « Périphérique », C-print, 137x165cm © Mohamed Bourouissa – courtesy the artist and kamel mennour, Paris

Laurent Devèze
Est-ce que ceux qui ont détruit le camp sont les mêmes que ceux qui ont commandité votre travail ?

Mohamed Bourouissa
J’espère que non. C’est l’État, le Gouvernement, le système dans lequel on se trouve. Je pense qu’il s’agit de mécanismes, de rapports de force constants et qu’il y a des gens à l’intérieur de ces mécanismes-là qui essaient de les emmener ailleurs. Je pense que nous sommes là pour faire bouger les choses. On ne peut pas se désengager du contexte, d’une mécanique qui existe. Mon travail parle de gens qui sont en grande difficulté et, je suis désolé, je suis dans l’une des galeries les plus commerciales de Paris, chez Kamel Mennour. Je suis bien sûr obligé de construire avec cela. Je pense que cela peut être un problème, mais je ne le vois pas ainsi. Je le vois comme je voyais la situation dans laquelle j’ai réalisé le projet pour la Biennale de Cuba. En toute honnêteté, ce sont des mécanismes avec lesquels il faut faire, construire des stratégies.

Nathalie Viot [commissaire d’exposition indépendante]
J’ai été conseillère artistique pour la Ville de Paris pendant dix ans et je me suis occupée de cette commande. Il est très important pour moi de prendre la parole parce Mohamed Bourouissa est d’une trop grande modestie au sujet de ce travail que l’on a mené ensemble de 2009 à 2012 pour l’inauguration du tramway. Cette œuvre a en effet été censurée par une personne de la Mairie de Paris qui à l’époque était en charge de la suppression des camps de Roms. Je préfère le dire, c’est important, car les artistes sortent des écoles d’art et sont confrontés à la vraie vie. Il y a aussi une réalité que découvrent les artistes sur le terrain des commandes publiques. Cette image précisément a fait l’objet d’une rétention pendant huit mois de la part de la Mairie qui ne voulait absolument pas qu’elle soit exposée. Nous avons donc opéré, avec l’équipe artistique, une forme de résistance, encore jamais conduite, je crois, au sein d’une collectivité locale. Nous avons déclaré que nous arrêtions le projet tant que cette œuvre n’était pas montrée au Maire de Paris, qui, lui, pourrait éventuellement décider si, oui ou non, la Mairie s’engageait à la présenter à la terre entière. On a donc attendu que le Maire voie cette photo et demande où se situait le problème et pourquoi on avait dû en appeler à lui. La personne qui a créé la polémique était un ingénieur des travaux de la Ville qui faisait très bien son travail puisqu’il a expliqué en tête-à-tête à Mohamed Bourouissa qu’il avait fait détruire le camp parce que c’était là son travail. Le directeur artistique du projet, qui n’était autre que Christian Bernard, lui a rétorqué que, parfois, on pouvait aussi dire non ! Nous avons donc résisté et fait en sorte que cette image soit montrée. Certes, nous n’avons pas pu la montrer aux personnes qui sont sur cette photo parce que, comme vous l’a expliqué Mohamed Bourouissa, nous n’étions pas dans le secret permettant de savoir à quel moment le camp allait être détruit ou déplacé et nous avons donc perdu leur trace. Mais cette œuvre circule aujourd’hui dans les écoles, les conservatoires et de nombreux autres lieux, puisqu’elle appartient au Fonds municipal d’art contemporain de la Ville de Paris. Et cette œuvre est accompagnée d’explications, certes moins développées que celles que je viens de vous donner puisque c’est la première fois que j’en parle en public – mais maintenant que je ne travaille plus pour la Ville, j’ai recouvré ma liberté de parole. Il est ainsi important de dire que les artistes sont confrontés, après l’école, à des zones de résistance. Ces confrontations ne relèvent pas nécessairement de leur métier et il est nécessaire qu’ils soient étroitement accompagnés dans ces situations. Mohamed Bourouissa avait ainsi très envie de s’en prendre physiquement au responsable du démantèlement du camp. Notre forme de résistance a donc été de faire en sorte que cette photographie soit présentée dans une exposition normale, avec les autres photographies de Mohamed Bourouissa.

Karine Lebrun [artiste et enseignante à l’École européenne supérieure d’art de Bretagne, site de Quimper]
Je pense qu’il est effectivement de la responsabilité des artistes de dire non : dans les négociations avec les politiques, les villes ou d’autres, les artistes ne doivent pas tout accepter, bien au contraire. On ne doit pas dire oui à tout bout de champ pour être exposé. On a la possibilité et la responsabilité de poser nos conditions. C’est important de l’affirmer pour les étudiants présents parmi nous.

Alain Reinaudo [consultant, ex-directeur adjoint de l’Institut français en charge des arts visuels et de l’architecture] Il est intéressant de voir comment les artistes se situent au cœur de cette dichotomie entre l’attente des politiques et leur propre pratique sur le terrain. On constate que les politiques ont une attente très différente de la leur : on a entendu ce matin dans les discours qu’elle consistait plutôt à assigner aux artistes une fonction d’infirmiers sociaux apportant un peu des couleurs de l’arc-en-ciel dans la vie noire des gens ! Et l’on voit aujourd’hui la façon dont les artistes peuvent dynamiter cette demande, puisque celle-ci sert par la suite à justifier des politiques et que les artistes risquent dès lors de devenir des auxiliaires d’une politique qui se veut sociale, alors même que ce n’est pas du tout leur intention. On constate aussi que de grandes institutions et de grands musées dans le monde réservent maintenant des budgets à des projets participatifs, qui ont l’avantage d’avoir un coût modéré, de ne pas poser de problèmes de transport ni de stockage et qui rencontrent un public que ne rencontreraient pas des expositions statiques, qui aujourd’hui intéressent beaucoup moins. Il faut comprendre comment l’artiste, dans cette ambiguïté d’un paysage politique aux demandes particulières, se situe dans sa propre démarche.

Mohamed Bourouissa, Le hall, 2006, série « Périphérique », C-print, 120x160cm © Mohamed Bourouissa – courtesy the artist and kamel mennour, Paris

Jean-Marc Cerino [artiste et enseignant à l’École supérieure des beaux-arts de Nîmes]
Je ne veux pas être pessimiste mais je pense que l’art a toujours à voir avec la complexité. Une œuvre travaille la complexité. Or un politique travaille, lui, la simplicité des choses. Si l’art a une puissance, elle est symbolique, alors que le politique a la puissance d’agir sur le réel. Dans tous les cas, comme je le dis souvent à mes étudiants, les artistes sont récupérés. Aussi forte, aussi intelligente, aussi éthique que soit l’œuvre, elle pourra être récupérée dans un sens ou un autre, qui intéresse le politique. J’en ai fait la simple expérience en étant invité à Annemasse, en résidence à la Villa du Parc. Là-bas, je me suis rendu compte que des gens dormaient dans leur voiture, ce qui est lié à une sorte de rêve à l’américaine d’une ville à partir de laquelle il serait facile d’aller travailler en Suisse. J’ai donc proposé de travailler sur ces gens-là, avec un budget faramineux incluant un catalogue, etc., en me disant que le projet serait de toute façon refusé par les politiques. Mais le projet a été accepté parce que je devenais leur faire-valoir. J’ai donc à mon tour accepté le projet en pensant pouvoir leur tordre le nez, mais la seule occasion que j’ai eue – et de toute façon, ils s’en sont remis, puisque c’est aussi la puissance du politique que de se remettre de tout – a été qu’au moment du discours, alors que je devais le prononcer devant tout le monde, je l’ai donné à lire aux gens qui n’avaient pas de logement social. Il faut avoir conscience que nous ne sommes pas des chevaliers… On ne combat que là où on peut combattre. En revanche, il ne faut rien lâcher et tâcher d’être lucides.

Je voudrais évoquer une belle image pour Lucia Sagradini-Neuman, qui est liée à une rencontre avec Alain Badiou. Il rejoint ton idée du refuge, en disant qu’à l’époque de l’art moderne, les artistes se situaient dans l’avant-garde, dans cette marche militaire de ceux qui sont devant, qui vont au-devant de la rencontre, au-devant de l’ennemi. Puis il ajoute qu’au XXIe siècle, ce n’est plus du tout le cas. Les artistes se trouvent dans une hyper circulation dont l’image serait celle du typhon : or, dans un typhon, la seule place pour les artistes, c’est l’œil du cyclone.

Notes :

[1]Soy Cuba, film cubain de Mikhail Kalatozov, 141 min, 1964.

[2] James C. Scott, La domination et les arts de la résistance, Fragments du discours subalterne, Paris, Éditions Amsterdam, 2008, 270 p. [New Haven (États-Unis) : Yale University, 1992].

[3] Pierre Clastres, La Société contre l’État, Paris, Les Éditions de Minuit, 1974, 192 p.

[4] Fredric Jameson, Le Postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, Paris, École nationale supérieure des beaux-arts de Paris, 2007, 608 p. [Durham (États-Unis) : Duke University Press, 1991].

[5] Artiste, résidente-chercheuse à la Coopérative de recherche de l’Esacm en 2014.

[6] La Heart ferme en juin 2016.

source : demainlecoledart.fr