1 Enseigner la création par la création
2 Éduquer par l’art : politique et économie
3 La transition numérique dans le champ de la création
4 Le design dans les écoles supérieures d’art
5 Comment évaluer le processus créatif ?
6 Les écoles supérieures d’art, laboratoires pédagogiques
7 Effets heureux et pervers de la recherche
8 Quelles formes pour le 3e cycle ?
- Retour à l’accueil
5 Comment évaluer le processus créatif ?
Bernhard Rüdiger
Comment évaluer le processus créatif ? Cette question est l’une de celles qui ont été proposées par les étudiants. Celle-ci nous interroge sur la relation complexe qui existe entre ce que nous évaluons en tant que personnes, artistes, théoriciens, etc., et ce que la structure des écoles et leurs maquettes pédagogiques nous demandent d’évaluer et qui doivent coïncider avec d’autres approches venant de l’extérieur de nos écoles et de notre culture spécifique. Nous sommes toujours dans une sorte de contradiction entre la maquette et l’expérience qui est l’un des éléments centraux de notre enseignement. Lorsque l’on évalue, on évalue par expérience quelque chose de bien plus complexe que le résultat d’un travail demandé. En école d’art, on ne trouvera guère des travaux qui produisent une réponse quantifiable. Pour discuter de ce sujet, nous avons invité deux artistes de générations différentes : Paul Collins, artiste et professeur à l’École supérieure d’arts et médias Caen-Cherbourg, et Thomas Léon, enseignant dans la classe préparatoire des Ateliers d’arts plastiques de la communauté d’agglomération Évry Centre Essonne, et artiste-chercheur au sein de l’unité de recherche Art Contemporain et Temps de l’Histoire (École des Hautes Études en Sciences Sociales et Ensba Lyon) – Thomas Léon vient de soutenir son Diplôme Supérieur de Recherche en Art ; une partie de ce travail est visible ici à l’Ensba Lyon, dans le Réfectoire des Nonnes.
Thomas Léon
La question « comment évaluer le processus créatif ? » présuppose déjà que l’on n’évalue pas la création, mais le processus qui mène à la création, et cela pose donc la question des grilles d’évaluation qui sont celles de ce processus. Cela signifie, par exemple en classe préparatoire, qu’on évalue l’investissement, une capacité de verbalisation, une capacité à mobiliser des références, selon une grille de critères externes. De la même manière, pour le travail de recherche, qui est l’autre pôle de mon activité, on va évaluer l’originalité d’un positionnement, des allers-retours entre la pratique et la théorie, une capacité à construire une pensée originale et à la rendre lisible. Ce que je peux tirer de mon expérience, surtout en tant qu’enseignant en classe préparatoire, c’est qu’à terme, notre vœu est que les étudiants que l’on forme et qui rentrent en écoles supérieures d’art puissent produire des objets qui soient nouveaux – peut-être pas tout de suite, mais, si on a réussi notre travail, dans deux, trois, quatre, cinq, six ou dix ans. Au fond, nous, professeurs, nous ne voulons pas que nos étudiants reproduisent un schème préexistant et répètent des formes déjà connues. Cela implique, en termes d’évaluation, la possibilité que nos grilles ne soient pas les bonnes, car, si les travaux produits sont nouveaux, ils répondront peut-être à d’autres grilles d’évaluation. J’ai la sensation que la question qui se posera pour la recherche sera exactement la même. Concrètement, cela peut nous amener en classe préparatoire à voir des étudiants dont les travaux ne rentrent absolument pas, ou alors de manière extrêmement périphérique, dans nos critères d’évaluation, mais qui, finalement, se révèlent tout de même pertinents. Que faire dans ces cas-là ? Rester stricto sensu sur la grille d’évaluation ? Essayer de prendre en compte les travaux ? Cela serait étrange puisque l’on dispose de grilles d’évaluation ! Il arrive assez fréquemment que des étudiants dont les travaux ne correspondent pas à ces grilles réussissent brillamment les concours des écoles supérieures. C’est à peu près tout ce que j’ai à dire.
Thomas Léon, FOM #2015-12, 2015, fusain sur papier, 120 × 160cm
Paul Collins
Yo lo vi ! Je considérerai ici l’évaluation de la création dans les écoles d’art en France à partir d’une perspective pluridisciplinaire et biculturelle.
Mon dessein n’est pas d’enseigner ici la méthode que chacun doit suivre pour bien conduire sa raison, mais seulement de faire voir de quelle manière j’ai tâché de conduire la mienne. Mais, ne proposant cette contribution que comme une histoire, ou, si vous aimez mieux, comme une fable, en laquelle, parmi quelques exemples qu’on peut imiter, on en trouvera peut-être aussi plusieurs autres qu’on aura raison de ne pas suivre, j’espère qu’elle sera utile à quelques-uns, sans être nuisible à personne, et que tous me sauront gré de ma franchise.
Après une jeunesse passée au Canada dans les petits couloirs d’écoles laboratoires et libres, des institutions vouées à une éducation dite alternative ou expérimentale, ou en tout cas réfléchie, je me suis trouvé, après dix ans d’une carrière naissante d’artiste en France, invité en 1992 à enseigner dans une école des beaux-arts française. Si j’étais ravi de rencontrer et de me trouver avec des collègues avec qui j’étais en harmonie pédagogique, j’ai aussi très vite compris que ma manière de voir et de concevoir une éducation artistique était, disons, en décalage avec nombre d’autres collègues. J’avais déjà remarqué, préalablement, ce décalage dans l’éducation de mes enfants au sein de l’école primaire de la République où, par exemple, le rôle énoncé des enseignants n’était pas d’éduquer, malgré le fait de travailler pour l’Éducation nationale, mais d’instruire. Mission justement aux antipodes de la philosophie d’Ivan Illich, un des maîtres penseurs du mouvement des Écoles Libres dont je suis issu.
Dans cette première école des beaux-arts qui m’a embauché pour enseigner l’art pluridisciplinaire, j’étais frappé par la force, la certitude, voire la violence avec lesquelles certains de mes collègues évaluaient les étudiants. Il y avait une volonté, comme ils le disaient eux-mêmes, d’aller « jusqu’au bout ». Un jusqu’auboutisme instauré pour faire table rase des connaissances de l’étudiant, un jusqu’auboutisme pour se préserver d’un « n’importe-quoi » redouté. Il s’avère que je considère mon rôle d’artiste et d’enseignant comme celui qui justement promeut le « n’importe quoi », dans un énoncé évolutif qui va de « juste faire n’importe quoi » (en première année par exemple) au « faire n’importe quoi juste » (en fin de cursus). Un n’importe quoi que je veux libérateur. J’ai rapidement ressenti que mon projet pédagogique, ou si vous préférez, ma technique d’enseignement, était en contradiction avec toute une conception de l’éducation en France, qui est d’anoblir par la transmission d’idées pures et élevées.
Ce sentiment s’est confirmé à travers la lecture de l’excellent livre de Philippe d’Iribarne, L’Étrangeté française[18], qui fait état de la popularisation de la noblesse en France depuis la Révolution. Selon d’Iribarne, le citoyen, déjà anobli de manière aristocratique par la Révolution, est ensuite anobli de manière cléricale par un enseignement qui lui confère « plus ou moins de grandeur ». Aujourd’hui, cela se traduit par exemple par le fait qu’un DNA ou un DNSEP accordé sans les félicitations est reçu et vécu par l’étudiant, et par sa communauté, comme un diplôme de deuxième niveau, un diplôme ayant moins de valeur. Et au contraire du système nord-américain, l’étudiant découvre à l’issue de trois ou cinq ans d’étude, sa valeur, son rang, subitement après vingt ou quarante minutes passées, selon le niveau du diplôme, à convaincre un jury d’experts et d’inconnus de son excellence.
Est-ce si différent en Amérique ou en Europe du Nord ? Oui, affirme d’Iribarne. Ces sociétés sont organisées par la juxtaposition horizontale des communautés et des métiers, et non par un modèle hiérarchique, vertical, comme en France. Le système d’évaluation américain est d’ordre continu et essentiellement basé sur le travail effectué en cours. Il n’y a pas de moment fatidique. Le temps ne nous permet pas d’entrer ici dans les détails, pour parler, comme le fait d’Iribarne, de Locke, Kant, Habermas et Sieyès, mais je vous recommande ce livre. Ce « plus ou moins de grandeur » peut aussi être constaté dans la possibilité d’obtenir par deux fois le même diplôme national français : une fois dans une école d’art de province, puis, après rétrogradation, à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris. Pratique acceptée, même si juridiquement douteuse. Certes, il n’y a rien de moins grave que de passer plus de temps dans une école d’art. J’ai rencontré quelqu’un à la Kunstakademie de Düsseldorf qui y a passé une décennie, redoublant chaque année pour pouvoir passer le plus de temps possible dans cet environnement riche, créatif… et chauffé. Mais quand même…
L’idée d’un titre scolaire comme sorte d’équivalent moderne du titre de noblesse a été particulièrement développée par Pierre Bourdieu dans son livre La Distinction - critique sociale du jugement[19]. Ce livre, qui traite de la perception et de la transmission du goût et du style, est intéressant pour comprendre notre travail en école d’art, notamment lorsqu’on se propose de réfléchir sur la violence verbale que j’ai pu observer. Bourdieu décrit la violence et le dégoût ressentis à l’encontre de goûts et de styles étrangers aux nôtres. Et la violence continue. Comment appeler autrement l’exclusion de nombreux étudiants, après une année seulement, parce qu’ils sont jugés comme n’ayant pas « une âme d’artiste » ? « Yo lo vi ! » note Goya dans ses Horreurs de la guerre, « Yo lo vi ! », je l’ai vu.
Au Canada, chaque cours ou atelier est accompagné d’un plan ou d’une description de cours contenant une liste d’entre cinq et douze résultats d’apprentissage quantifiables et qui articulent ou énoncent ce qu’un étudiant est censé savoir, comprendre et/ou être capable de démontrer après l’achèvement de la période d’apprentissage. Le plan de cours contient également une rubrique d’évaluation, les critères de performance, ce qui est attendu. C’est un contrat très structuré, qui articule la manière de réussir un cours, et qui est fait pour rendre toute évaluation claire et opposable.
En France, nos critères (la rubrique « qualité des références » par exemple, dans notre grille) ne nous préservent pas de l’évaluation idiosyncratique et subjective que nous vivons lors des accrochages semestriels et des diplômes. Est-ce mieux au Canada ? C’est différent, c’est tout. L’ambiance est meilleure, pour sûr ; entre collègues, entre profs et étudiants. Si vous ne me croyez pas, demandez aux dizaines d’étudiants de l’Esam Caen/Cherbourg qui sont partis à Toronto ou à Chicoutimi en Erasmus. Est-ce une meilleure formation ? Cela dépend de ce que l’on attend d’une école d’art. La qualité et la beauté des travaux, la créativité, l’intelligence, comme la médiocrité et l’à-peu-près, y sont absolument égaux. L’art n’y est pas meilleur, mais il y est plus pluraliste. Mais qui dit que le rôle d’une école d’art est de former des artistes ? Certes, nous connaissons tous des artistes issus d’écoles d’art qui sont maintenant mondialement connus. Nous connaissons également des artistes excellents, qui ont eu des carrières correctes, normales, sans être flamboyantes. Cela décrit sûrement un certain nombre d’artistes présents ici dans la salle aujourd’hui.
Je connais aussi des rock stars qui ont fait une école d’art. Je connais des compositeurs sans grands succès commerciaux, mais tellement importants et moteurs dans leurs communautés, organisant des concerts absolument essentiels, pour dix spectateurs. Je connais des poètes, des producteurs de films documentaires, des réalisateurs de vidéos fantastiques circulant seulement sur le Darknet. Je connais des bricoleurs, des inventeurs, des éditeurs de fanzines ronéotypés qui, trente ans plus tard, sont très recherchés ; je connais des médecins qui ont fait les Beaux-arts, un policier, des journalistes, des auteurs de porno gay, des hipsters aux têtes d’anges / brûlant pour l’ancienne connexion céleste à la dynamo étoilée / dans la machinerie de la nuit, pour citer Allen Ginsberg. Je connais même des professeurs en écoles d’art qui ont fait une école d’art. Ou, pour citer un de mes ex-étudiants, dans le beau livre Faire impression, L’école d’art de Mulhouse entre industrie et beaux-arts (1829-2009)[20] : « Sans l’école d’art, j’aurais eu du mal à échapper à l’usine Peugeot ».
Et si, comme nous l’enseignons aux beaux-Arts, citant saint Marcel, « c’est le regardeur qui fait l’œuvre », ou chez Roland Barthes, c’est « le lecteur, et non l’auteur, qui est le lieu où l’unité du texte se produit », alors nous fabriquons une quantité impressionnante de créateurs. Nous devrions nous en féliciter plutôt que de virer des étudiants, de les faire trébucher. Je n’étais pas seul, évidemment, dans ma manière d’enseigner, ou de me trouver en opposition avec des collègues. Très vite, nous nous sommes vus divisés en deux groupes, les gentils mous, dont je faisais partie, et les gros durs. À quelques nuances près, ces divisions existent encore. Et, avec les nouvelles réformes et l’arrivée des EPCC, de nouvelles divisions et subdivisions s’inventent encore. Et cette différence, ce désaccord philosophique, qui fait que chacun est le beauf d’un autre, a créé une situation où, en un quart de siècle de travail dans les écoles d’art, pas une seule fois je n’ai pu participer à une discussion organisée, ni sur la méthode, ni sur la mission, ni sur le but commun d’une école d’art. Qu’est-ce qu’on fait ? Pourquoi ? Comment ? Jamais. Chacun pour soi. Chacun voit midi à sa porte. Ou chacun voit midi à quatorze heures, comme j’aime dire, juste pour qu’on me corrige. Et dans un sens, ce n’est pas très grave, car l’art, la création, se fera toujours, vaincra toujours. Même sans budget, même sans locaux, nous trouverons de quoi enseigner et de quoi fabriquer l’art.
Un exemple parmi d’autres : dans un acte d’ingénierie sociale digne, selon moi, de 1984, les artistes et théoriciens travaillant en école d’art ont, avec l’appui du ministère, refusé d’enseigner, d’approuver, d’admettre la peinture en France, et ceci pendant 20 ans. Ils ont prouvé par A + B, de Duchamp à je ne sais qui – Joseph Kosuth, Dominique Gonzales-Foerster… – que la peinture était morte et enterrée ; mais malgré eux, les étudiants ont continué à peindre, et quelques profs ont continué à l’enseigner. Ce n’est pas tant un problème du médium en lui-même, qu’un problème de qui fabrique le cours de l’histoire esthétique. L’histoire de l’art nous enseigne que ce sont ceux qui font qui décident. Pas l’État.
Qu’est-ce qu’une école d’art ?
C’est une méthode pour comprendre le monde à travers sa matérialité, en adéquation avec la théorie, mais aussi indépendamment. Quand je suis devant le travail d’un étudiant ou d’une étudiante, ma technique, mon plaisir, mon devoir, est toujours d’essayer de voir là où il ou elle a raison. Là où son travail fonctionne et fait sens, pour lui d’abord. À partir de cette base-là, peut-être l’étudiant peut-il construire une recherche ou tout simplement éprouver le plaisir de fabriquer une pièce. J’essaie d’être étonné, même devant une énième photo de la grand-mère d’un étudiant, ou un énième travelling à travers la fenêtre du train entre un champ et un autre. Tout a déjà été fait. Mais pas par lui, ou pas par elle. J’estime que ma propre formation n’est pas terminée. J’ai encore à apprendre et je vous assure que j’apprends énormément des étudiants. Et ils le ressentent. J’estime que lorsqu’un étudiant arrive au diplôme, ayant obtenu tous ses crédits, c’est, à quelques exceptions près, qu’il mérite son diplôme, comme au niveau doctoral. Or combien de fois, disant cela à un jury composé par mes soins ou que je présidais, j’ai entendu dire : « Ah bon ? Et donc nous, on sert à quoi ? Que de l’approbation ? » Je dois me demander comment se fait-il que cette personne ne puisse se valoriser qu’à travers sa possibilité de sanctionner, de jouir d’une position de supériorité.
Un étudiant a demandé à Hans Ulrich Obrist comment réussir comme artiste. Hans a dit : « lisez de la poésie ». J’ai trouvé ma devise dans la poésie de T. S. Eliot : Teach us to care and not to care.
Bernhard Rüdiger
Paul, tu poses la question de la multiculturalité, du regard d’une culture sur une autre dans laquelle ce que tu appelles « l’anoblissement » joue effectivement un rôle social très important. À partir de ma propre multiculturalité, je lis ce même phénomène de façon différente. Tu parles du problème de savoir ce que l’on évalue à partir de nos goûts et comment on se positionne. Il me semble que le goût n’est pas, dans la culture française, un caractère individuel mais collectif, quelque chose qui appartient à ce qui fut le corps du roi, c’est-à-dire à un corps collectif que l’on n’interroge pas. Cela explique pour moi la violence dont tu parles. C’est très différent dans la culture italienne ou allemande, où le goût n’est que la manifestation subjective d’un individu. Ceci permet par exemple de comprendre pourquoi il y a plus de collectionneurs en Allemagne. Cela paraît tout bête, mais c’est parce que le goût est une expression de la personne.
En revanche, il me semble que dans mon expérience des écoles françaises, il y a aussi beaucoup d’autres choses. J’ai par exemple travaillé dans des écoles où l’on parle beaucoup de pédagogie et où l’on échange énormément sur ce que l’on fait et dans lesquelles on change très souvent les méthodes. Il me semble donc que l’on développe aussi dans les écoles d’art françaises une pensée critique, des anticorps au corps du roi, si l’on peut dire.
Thomas Léon a fait un parallèle entre l’enseignement en classe préparatoire publique et l’évaluation de la recherche. Les processus que les étudiants mettent en place sont finalement des processus que l’on ne prévoit pas et, parce qu’on ne les prévoit pas, ils ne rentrent pas dans nos grilles d’évaluation, ou, comme le disait Paul Collins, ils constituent quelque chose qui me surprend, par lequel je dois me laisser surprendre, par exemple lorsqu’un étudiant refait le énième travelling dans un train. Mais il l’a fait, lui, et c’est cela la surprise.
Thomas Léon
On est confronté à des objets qui sont des objets nouveaux et si je ne regarde pas attentivement le énième travelling entre deux champs, étant donné que mon esprit est exercé à reconnaître des schèmes, je le regarde selon un schème connu. Pour moi la question n’est pas de me dire que c’est le premier travelling que fait cet étudiant, ce n’est pas tellement cela qui m’intéresse, mais plutôt ce qui a amené cet étudiant à faire ce travelling qui contient une singularité et la possibilité d’un objet nouveau. Mais, comme il est nouveau, je ne suis pas entraîné à le reconnaître et donc, si je l’évalue suivant les critères qui sont ceux, existants, qui m’ont permis d’évaluer les cinquante travellings précédents, je ne rendrai pas compte de la singularité de cet objet.
Thomas Léon, Fragments de la Marquise d’O (fantômes), 2015, installation vidéo et sonore, vue de l’installation
Bernhard Rüdiger
Ce que tu dis se réfère à l’idée du schème kantien, c’est-à-dire que notre intelligence est capable de construire des schèmes de reconnaissance : je vois un petit chihuahua et je sais que c’est un chien, non pas parce que j’ai analysé ses dents et ses oreilles, mais parce que son schème correspond au schème du chien que je connais. Quand on regarde la même image d’un travelling d’étudiant pour la cinquantième fois, on a déjà un schème de reconnaissance qui est le nôtre et qui vient aussi de nos métiers. Il me semble que nous sommes en train de dire qu’il y a un espace ouvert à la nouveauté qui doit trouver sa place dans l’exercice de l’évaluation.
Delphine Etchepare [directrice de l’École supérieure d’art des Rocailles, Biarritz]
Le terme « évaluation » me gêne déjà beaucoup. Je pense qu’on l’utilise, mais qu’en fait, personne ne le met en pratique. On se situe davantage dans quelque chose qui est de l’ordre de l’accompagnement. Je crois que notre travail est d’être sûrs que l’étudiant soit engagé dans une expression qui est la sienne, peu importe ce que l’on regarde. Il y a des choses que l’on a déjà vues cent cinquante mille fois, mais si l’étudiant est là et non dans des choses appliquées, il se passe quelque chose.
Paul Collins
Il y a différents niveaux de sincérité. Et c’est trop abstrait pour moi de juger de la sincérité d’un travail.
Corinne Diserens [directrice de l’erg - école de recherche graphique / école supérieure des arts, Bruxelles]
Je pense que toute personne, étudiante ou non, a droit à l’insincérité, à n’être pas sincère. Revenons à des positions d’artistes tels que Marcel Broodthaers ou d’autres, pour qui la question du geste artistique insincère est très importante et doit pouvoir exister.
Ronald Schusterman [président du conseil scientifique de l’École supérieure d’art de La Réunion]
Une question sur la subjectivité et l’objectivité. J’ai beaucoup aimé la distinction entre « les gros durs » et « les gentils mous ». Est-ce que l’un de ces groupes prétend avoir éliminé la subjectivité ? Et une question qui se trouve derrière celle-ci : peut-on éliminer la subjectivité ? Existe-t-il, quelque part dans l’enseignement supérieur, une évaluation qui serait parfaitement objective ? Je songe aux professeurs de mathématiques pour lesquels il ne s’agit pas de trouver la bonne réponse, mais de la trouver de façon élégante.
Bernhard Rüdiger
Il est évident que cette question est complexe, mais je pense que l’objectivité n’existe nulle part dans l’enseignement supérieur. Il est par contre important de voir le problème de l’évaluation dans nos filières dans sa dimension temporelle. Les étudiants en école d’art, en classe préparatoire, en première année ou à un autre moment de leur cursus sont dans une construction temporelle qui vise une singularité après l’école, comme le disait Thomas Léon. La production qu’on évalue n’est pas l’objet même de notre enseignement. Les deux critères, d’objectivité et de subjectivité, ne fonctionnent pas, car l’objet n’est pas devant nous. Si je regarde certains de mes étudiants que j’ai vus en première année, en cinquième année puis en quinzième année dans une galerie, je sais que l’objet que je voyais en première année, n’était pas l’objet, je ne le vois que quinze ans après. Et quinze ans après, je comprends les productions scolaires. Nos critères d’évaluation doivent supposer que l’objet n’est pas présent au moment de l’évaluation même. C’est tout à fait différent dans une discipline avec un savoir au moins partiellement codé, comme en médecine par exemple. L’étudiant doit connaître certaines choses et l’examen permet d’évaluer la connaissance effective du futur médecin. Or nous sommes, nous, dans un domaine où l’objet n’est pas encore là et nous travaillons toujours à quinze ou vingt ans de distance. Cela ne permet pas l’évaluation de la chose, mais peut-être l’évaluation de la personne.
Dirk Dehouck [enseignant et coordinateur pédagogique à l’Académie royale des Beaux-Arts de Bruxelles - école supérieure des arts (ISAC / Institut supérieur des arts et des chorégraphies)]
Je voudrais revenir sur quelques points et peut-être enchaîner sur la question qui vient d’être posée. On utilise le terme « évaluation » mais je préférerais parler du fait d’ « évaluer ». Si l’on décline la question selon les trois termes « évaluer », « apprécier » et « regarder », peut-être que les choses se différencient un tout petit peu. Il me semble que si l’on pose la question de l’évaluation, il faut au moins poser quatre questions : qui évalue ? Qu’est-ce qu’on évalue ? Comment évalue-t-on ? Et pourquoi on évalue ? Dans la question « qui évalue ? », il me semble que l’on n’a pas du tout intégré les étudiants. On est beaucoup dans le regard de l’enseignant, sa responsabilité, mais la question que je me pose est de savoir comment les étudiants peuvent être intégrés dans le processus d’évaluation. L’évaluation serait peut-être moins violente, atténuant les paroles de l’enseignant qui discrédite ou qui valide. La question par laquelle je voudrais terminer est « pourquoi évalue-t-on ? ». Pourquoi est-ce que vous évaluez ?
Paul Collins
Au Canada, on est évalué uniquement par nos pairs, que ce soit lorsque l’on est artiste et que l’on fait une demande de bourse – on est alors jugé par d’autres artistes – ou lorsque l’on passe notre Master, ce qui correspond à notre DNSEP – les membres du jury sont des individus en adéquation avec les projets spécifiques – ou encore lorsque les écoles d’art sont évaluées, inspectées – il n’y a pas d’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur ou je ne sais quel organisme, l’évaluation est uniquement menée par d’autres professeurs en école d’art. Cela est très important et fait partie de la démocratie même. J’ai été inspecté par l’Aeres et je ne sais pas qui est cet homme qui est venu m’inspecter, qui savait mieux que moi comment doit fonctionner une école d’art. Il était tellement hautain que j’ai pensé qu’il était supérieur à moi, et d’ailleurs il l’était !
Rémi Dufay [étudiant à la Haute école d’art et de design de Genève (HEAD)]
Je suis étudiant à Genève et ancien étudiant de Paul Collins à l’Esam Caen/Cherbourg. Je voudrais juste compléter notre question. Lorsque l’on a voulu intégrer aux assises cette question sur l’évaluation, ce qui nous a surtout motivés était la question des accrochages et le souhait d’interroger ce modèle qui nous paraissait parfois assez peu pertinent, pas toujours adapté.
Bernhard Rüdiger
Le jingle nous empêche d’en discuter d’avantage. Je pense que l’on n’évalue ni le texte, ni l’accrochage, mais quelque chose entre le corps du jeune artiste et ses objets. On n’évalue ni les objets au mur, ni la parole, mais le corps devant ses objets.
[18] Philippe d’Iribarne, L’Étrangeté française, Paris, Éditions du Seuil, 2006.
[19] Pierre Bourdieu, La Distinction – critique sociale du jugement, Paris, Les Éditions de Minuit, 1979.
[20] David Cascaro (éd.), Faire impression – L’école d’art de Mulhouse entre industrie et beaux-arts (1829-2009), Les presses du réel, 2011.