1 Enseigner la création par la création
2 Éduquer par l’art : politique et économie
3 La transition numérique dans le champ de la création
4 Le design dans les écoles supérieures d’art
5 Comment évaluer le processus créatif ?
6 Les écoles supérieures d’art, laboratoires pédagogiques
7 Effets heureux et pervers de la recherche
8 Quelles formes pour le 3e cycle ?
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7 Effets heureux et pervers de la recherche
Bernhard Rüdiger
Après avoir essayé de parler de la notion d’évaluation et de ce qui s’opère dans la transition entre l’école et l’après-école, on en vient à aborder des sujets qui ont été évoqués à plusieurs reprises en séance plénière, par nos politiques et par nos présidents, à savoir la question de la recherche en art, ou par l’art – une distinction à laquelle il faudra en effet faire très attention. Il me semble important de parler des effets heureux ou malheureux, voire pervers, de la recherche dans nos écoles, et de la façon dont la recherche s’inscrit dans nos maquettes pédagogiques. Les changements ne sont pas simples depuis que la recherche a émergé en école d’art il y a une dizaine d’années.
Nous accueillons pour cette séquence Olivier Perriquet, artiste-cinéaste, chercheur en bio-informatique, chargé de la recherche au Fresnoy - Studio national des arts contemporains, et professeur à l’École Média Art Fructidor de Chalon-sur-Saône, et Rosa Joly, artiste, diplômée de la Hochschule für bildende Künste de Hambourg et artiste-chercheur au sein de l’unité de recherche Art Contemporain et Temps de l’Histoire (EHESS et Ensba Lyon).
Olivier Perriquet a un parcours de scientifique. Rosa Joly a fait une Khâgne puis étudié la communication avant d’étudier en école d’art en France et en Allemagne.
Olivier Perriquet
La recherche, un désir mimétique ?
Tout d’abord, je vais présenter succinctement mon parcours. J’ai une formation initiale en sciences et je suis venu à l’art tardivement. J’ai réalisé tout mon cursus en mathématiques jusqu’à mes premiers travaux de recherche en algèbre, sur la théorie des catégories, avant de m’orienter en doctorat vers la bio-informatique. C’est ainsi qu’on nomme les recherches en informatique sur des sujets liés à la génétique. J’ai travaillé plus précisément sur la prédiction de la structure des ARN et des protéines, qui sont, avec l’ADN, les trois familles de molécules qui caractérisent la vie en constituant les tissus, en véhiculant l’information, etc. Par la suite, j’ai passé plusieurs années à l’étranger dans un laboratoire d’intelligence artificielle, où j’ai concentré mes recherches sur des problèmes définis par « satisfaction de contraintes » (CSP) ayant des applications multiples, autant dans la modélisation de la structure des protéines qu’en traitement automatique du langage. Ces recherches dans des champs scientifiques variés (bio-informatique, IA, linguistique computationnelle...) ont un fil rouge : je suis à chaque fois intéressé par les mathématiques et la complexité algorithmique qui sous-tendent ces questions. Parallèlement à mon cursus en sciences, j’ai également une activité artistique, à la fois pratique et spéculative, initialement dans le champ du cinéma expérimental et de l’expanded cinema, et désormais en arts numériques, mais j’ai gardé dans l’usage des techniques contemporaines une empreinte très forte de mon « enfance artistique », qui a informé la manière dont je conçois l’image, la fabrique et la mets en espace.
Au travers de cette introduction, il s’agit ici moins de parler de moi que de rendre visible l’endroit d’où je m’adresse à vous. En ce qui me concerne, la « recherche » a en effet un sens particulier. Elle est avant tout scientifique. En réalité, j’ai toujours fait de la recherche sans le savoir, ou plutôt, sans m’interroger sur ses modes opératoires. En sciences, on fait de la recherche et on ne se pose pas cette question (j’exagère un peu mais pas tant que ça). L’apprentissage de la recherche en sciences ressemble assez à l’apprentissage artistique : on apprend au contact d’autres chercheurs ou créateurs par un processus d’imitation et d’émancipation. On n’est pas très loin de ce que l’historien des sciences Thomas Kuhn nomme des paradigmes : on apprend, par mimétisme, un jeu dont les règles ne sont jamais exprimées. De même, on apprend la création artistique en fréquentant d’autres artistes, et sans nécessairement expliciter les processus à l’œuvre dans cette acquisition.
Toute la réflexion qui a été menée dans le champ de l’art et qui s’est intensifiée ces dix dernières années, assez curieusement, m’éclaire sur ma pratique de recherche scientifique. On retrouve la teneur de cette réflexion, consignée dans les actes des nombreux séminaires organisés à l’initiative des écoles d’art et du ministère, ainsi que sous une forme synthétique dans la charte éditée par l’ANdÉA. Or, on pourrait appliquer presque telle quelle à la science la définition qui en est proposée. Presque mais pas tout à fait, et cela, donc, me questionne en retour.
Si on accepte l’idée que la recherche est à l’origine une notion scientifique, comme je le suggère ici, la question de la nature de la recherche « en art » (ou « artistique » ou « par l’art ») est celle de son devenir une fois qu’elle s’est déplacée de la science vers l’art. Il s’agit d’observer comment la recherche se re-territorialise, pour employer un terme de Deleuze, comment ses méthodes se transforment et s’adaptent à l’environnement artistique. Sa migration dans le champ de l’art et le développement d’une pensée autour de la recherche que cela suscite, éclairent la notion homologue en sciences. On pourrait ainsi créer des va-et-vient, et c’est cela qui est intéressant.
On s’est interrogés hier, par exemple, sur la pratique d’auteur en design, en se demandant si elle n’était pas le signe de la qualité artistique d’une création émanant d’un designer. Je m’interroge de même : existe-t-il une pratique d’auteur en sciences ? Je ne saurais répondre immédiatement à cette question, elle me fait réfléchir, simplement.
Tout à l’heure nous avons également parlé de l’objectivité. C’est, on le sait, une notion capitale en sciences. La science est par nature une activité collective, et c’est particulièrement vrai en sciences exactes. L’objet de recherche est donc partagé par une communauté. C’est un bien commun, si l’on veut. Et l’objectivité est cette posture qui consiste à maintenir la cohésion de cet objet. L’instrument de l’objectivité est la preuve : en sciences, on se prouve entre pairs. J’ai participé il y a quelques années à un séminaire scientifique interdisciplinaire en théorie des systèmes complexes, dont la thématique était « la preuve et ses moyens », et j’ai proposé, par défi personnel, de spéculer sur ce que pourrait être (l’équivalent de) la preuve en art. C’était un peu déraisonnable voire contre-nature, la preuve étant une activité purement rationnelle, d’imaginer un analogue de la preuve en art, et je ne suis pas sûr que ma prestation ait été vraiment convaincante, mais c’est justement cette radicalité un peu absurde qui m’avait stimulé. Une démonstration par l’absurde fonctionne un peu ainsi en mathématiques : elle éclaire une conception par la négative, en commençant par la nier.
Dans les faits, l’objectivité absolue n’existe pas, mais la particularité de la science est de la poser comme un idéal, un horizon vers lequel se diriger. L’idéal d’objectivité a une fâcheuse tendance à couper la science du reste de la société. L’objectivité implique un positionnement épistémologique qui rend, par définition, inaccessibles de nombreuses réalités sensibles (esthétiques, politiques, éthiques…) que l’institution scientifique se protège d’examiner, arguant que ce sont des problèmes étrangers à son domaine d’investigation. C’est une forme de réductionnisme en quelque sorte. Il faudrait en parler à la lumière de l’histoire des sciences mais c’est une situation qui s’est endurcie au fil du XXe siècle et en ce début de XXIe siècle. Je me range assez volontiers de l’avis critique d’Isabelle Stengers ou encore de Jean-Marc Levy-Leblond. Ce dernier revendique une remise en culture de la science, souhaitant avec humour qu’il existât des critiques de sciences comme il existe des critiques d’art.
Ces allers-retours entre l’art et la science peuvent paraître hors sujet. Il n’en est rien : par là je veux signifier qu’il faut examiner la question de la recherche dans toutes ses complexités. Il me semble qu’elle n’est pas sans lien avec l’alignement des écoles d’art sur le protocole de Bologne par l’harmonisation des cursus artistiques avec ceux des universités, qui se traduit notamment par la volonté des écoles d’art de mettre en place des cycles doctoraux. Le doctorat en création, dont la communauté artistique cherche à fonder la légitimité, est intimement lié à la notion de recherche, et donc de science (pour s’en convaincre, on constatera que le terme « scientifique » est présent jusque dans les textes de loi qui régissent le doctorat). On observe par ailleurs que l’importance de la question de la recherche en art est contemporaine du développement des rapprochements entre artistes et scientifiques, qui devient presque un phénomène de mode, dont on observe l’essor depuis là aussi une dizaine d’années environ. Il n’est pas anodin que ce phénomène survienne à un moment où la science se trouve en crise face à son idéal d’objectivité.
J’émettrais ainsi, concernant la recherche en art, une hypothèse, qui n’en est qu’un aspect, et de ce fait n’épuise pas le sujet, bien entendu, mais permet de l’observer d’un point de vue inhabituel : le développement de la recherche est une façon pour le milieu artistique de se rendre visible auprès des chercheurs scientifiques en émettant des stimuli que la science est capable de reconnaître.
Je pense à la notion d’Umwelt (littéralement « monde autour » ou monde propre) définie par le biologiste Jakob von Uexküll, qui observait que chaque espèce animale perçoit le monde qui l’entoure en fonction de ses organes sensoriels et organise ses actions en conséquence. Jakob von Uexküll est l’un des pères fondateurs de ce qu’on nomme aujourd’hui la bio-sémiotique. Il prend l’exemple, qui est resté célèbre, de la tique, et montre que le monde propre de cet insecte n’a rien à voir avec celui qui correspond à nos perceptions. Et on pourrait parler ainsi de chaque espèce du monde animal. Les chats, par exemple, ont une vision nocturne et une perception des mouvements beaucoup plus performantes que celles des humains mais ont en revanche une acuité visuelle bien moins bonne. Les chiens, on le sait, entendent les ultrasons. On peut supposer que certains oiseaux migrateurs perçoivent les champs magnétiques terrestres. La plupart des oiseaux, par ailleurs, sont tetrachromates, alors que les mammifères sont en général trichromates, c’est-à-dire qu’ils ont quatre types de récepteurs photosensibles, là où l’homme n’en a que trois, et la synthèse des couleurs se fait autrement, donc la perception des contours et la catégorisation du monde se fait différemment, les oiseaux percevant vraisemblablement des nuances que nous sommes incapables de déceler. La comparaison d’une communauté partageant une culture commune à une espèce animale est une métaphore éclairante, je trouve.
Pour parler maintenant de la recherche sur un plan plus concret, je peux témoigner de deux expériences puisque je suis chargé de la recherche à deux endroits : à l’école e|m|a| fructidor de Chalon-sur-Saône et au Fresnoy à Tourcoing.
À e|m|a, nous avons mis en route un programme de recherche intitulé « écritures musicales de l’image » en nous appuyant sur une culture et des pratiques déjà présentes à l’école. Il s’agissait d’imaginer une thématique structurante, suffisamment large pour englober les pratiques et centres d’intérêt divers des enseignants. Je vais évoquer brièvement quelques difficultés et effets bénéfiques de cette initiative.
Concernant l’implication du corps enseignant, nous nous sommes rendus compte que l’injonction de « faire de la recherche » pouvait être intimidante, et que certains enseignants se sentaient (et se déclaraient) incompétents. D’autres diront qu’ils font déjà de la recherche ou botteront en touche d’une façon Picasso-esque (« je m’en fiche de la recherche, moi je trouve » – il ne l’a pas dit mais il en aurait bien été capable), ce qui est à peu près équivalent. En définitive, la recherche donne un cadre intéressant mais en réalité ne change pas foncièrement nos pratiques. L’implication des étudiants est un autre point de questionnement. À quels niveaux du cursus s’adresse la recherche, qui en sont les acteurs ? Je sais que ce sont des questions qui ont déjà été soulevées théoriquement mais nous avons dû y apporter une réponse concrète. À l’université, on commence à faire de la recherche seulement après le master, mais la formation universitaire est fort différente. En école d’art, c’est dès la première année qu’on attend des étudiants qu’ils/elles expriment leur singularité, et il n’est pas absurde de vouloir ainsi les intégrer à la recherche très tôt dans leur cursus, ce qui n’est pas chose facile, car la recherche suppose déjà une certaine maturité théorique et artistique.
La mise en œuvre de la recherche à l’école a néanmoins eu des effets bénéfiques. Nous nous sommes par exemple rapprochés de l’université de Dijon en établissant des partenariats avec l’Inserm, sur des problématiques différentes, un peu paradoxalement (donc je ne saurais trop dire s’il s’agit d’un effet heureux ou pervers de la recherche) mais c’est sans doute, comme je le disais, la pratique d’une activité de recherche qui nous a rendus visibles/perceptibles/compréhensibles auprès d’eux. La recherche a aussi contribué à développer à e|m|a des pratiques collectives. Enfin, la recherche à e|m|a est une façon de mettre les étudiants au contact de la culture technoscientifique, en particulier via la programmation ou le « bricolage » technologique.
Au Fresnoy, nous avons abordé la question différemment. Nous avons formé un groupe de recherche et de création transdisciplinaire composé d’artistes, de philosophes et de scientifiques, dont une bonne partie sont en sciences exactes, autour d’une thématique transverse, relative à la notion de forme. Nous sommes en quelque sorte allés jusqu’à déplacer la recherche scientifique dans un environnement artistique, celui du Fresnoy, propice au passage à l’acte de création. De ce fait, nous avons repris l’ancienne terminologie « recherche et création », qui est également celle utilisée au Canada, car elle correspond tout à fait aux activités du groupe, et la question que j’évoquais plus tôt d’une possible pratique d’auteur en science prend sans doute tout son sens ici. Un des objectifs de ce groupe est de permettre la rencontre de deux cultures habituellement étrangères l’une à l’autre, disons les humanités d’une part (comprenant arts et sciences humaines) et les sciences dures d’autre part, une scission qui trouve d’ailleurs ses origines dans le système éducatif où il faut très tôt choisir entre une orientation littéraire/artistique ou une orientation scientifique. Notre souhait est qu’au travers des échanges de savoirs et de savoir-faire que le groupe met en œuvre, ce soient nos imaginaires – nos facultés de produire des images et des formes – qui s’en trouvent vivifiés, et que peut-être, on ne sache plus bien décider à laquelle des deux cultures appartiennent les formes qui naîtront.
Rosa Joly
Mon approche est assez éloignée de celle d’Olivier Perriquet. Adolescente, j’ai très, très rapidement été boulimique de faits biographiques, de lectures autour de figures qui m’ont passionnée et qui étaient issues du domaine musical ou littéraire. J’ai intégré une école de communication et de théorie de la communication, le CELSA École des Hautes Études en Sciences de l’Information et de la Communication, où il était possible de suivre des filières plutôt destinées à l’entreprise ou bien d’effectuer un Master recherche – un terme qui peut être, comme le disait Olivier Perriquet, assez intimidant pour quelqu’un qui ne connaît pas ce domaine. J’ai assez rapidement choisi de ne pas me diriger vers l’entreprise et la recherche m’est plutôt apparue comme un domaine humaniste pour développer des intérêts qui étaient miens depuis l’adolescence. J’ai en particulier décidé de diriger mes recherches vers une collection des Éditions Gallimard : la « Série noire ». Cela constituait une manière d’intégrer la case recherche de cette école, en restant dans le domaine de la communication, travaillant sur l’objet de la collection, mais de développer en même temps ce que j’aimais dans cette littérature née aux États-Unis. J’ai très rapidement abandonné la partie sérieuse de ce mémoire pour me concentrer sur un travail de recherche dans les archives. J’ai ainsi beaucoup fréquenté la Bibliothèque des littératures policières à Paris, la BiLiPo, et me suis fascinée pour ces livres qui tombaient en miettes, que l’on appelle des Pulp, réalisés à partir de pulpe de papier, très colorés, très beaux. J’ai rendu un mémoire hors sujet en communication mais qui m’a passionnée par le travail de terrain sur les objets. Je suis donc rentrée aux Beaux-Arts, ce que j’aurais dû faire avant, mais informée par ce travail-là et en sachant finalement que je ne pouvais pas être sémioticienne. Aux Beaux-Arts, j’ai surtout rencontré des artistes et fréquenté assidûment la bibliothèque. Puis j’ai décidé d’aller à Hambourg, encore une fois pour aller à la source des informations de ce qui m’avait plu concernant certains artistes, comme Jutta Koether – les interviews qu’elle a données avec Mike Kelley par exemple – ou Matt Mullican. C’est donc vraiment au contact de ces personnes que je me suis renforcée dans l’idée que j’étais artiste. Depuis quelques années, je travaille au sein de l’unité de recherche Art Contemporain et Temps de l’Histoire. Mon apport a été l’étude de Jay DeFeo, une artiste californienne de la Bay Area de San Francisco, figure très mythique qui a réalisé une peinture d’une tonne en sept ans. Avant de proposer ce sujet au sein du groupe, j’ai observé ce qui s’y passait, en étant assez impressionnée et sensible à la rigueur des joutes verbales entre les historiens de l’art et les artistes – l’unité de recherche se compose d’artistes, inscrits ou non dans une école d’art, et de théoriciens et historiens de l’art, inscrits ou non à l’EHESS. Les historiens ont toujours des choses à suggérer aux artistes (des sources, des lectures…). Ce qui m’intéresse dans ce groupe, c’est vraiment ce doute que les historiens de l’art ont toujours lorsqu’ils disent qu’ils se fondent surtout sur les objets, sur ce que l’on voit des œuvres, et qu’ils ne s’intéressent pas du tout à la biographie des artistes. J’ai une position complètement inverse car je cherche plutôt la petite histoire. Leur approche constitue pour moi un complément, une rigueur que je ne peux pas vraiment adopter. J’ai écrit récemment, pour mon mémoire hambourgeois – car à l’école de Hambourg, où j’ai étudié pendant quatre ans en Master, on doit rendre un mémoire, comme ici – une histoire dans laquelle Jay DeFeo, cette artiste (morte) qui a réellement existé, devient le personnage d’une nouvelle : elle rencontre dans le sud de la France Marthe Bonnard et l’emmène se baigner dans la Méditerranée. Il s’agit donc d’une autre manière de manipuler des figures, que j’ai tout de même envie d’approcher un peu plus concrètement, en consultant les archives de cette personne aux États-Unis, mais pas nécessairement pour en livrer un ouvrage scientifique par la suite.
Bernhard Rüdiger
Les discussions dont tu parles sont des discussions qui ont lieu entre des personnes issues de spécialités très différentes qui développent des sujets communs avec des approches diverses. La question de la preuve est ici très différente. On peut parler avec Hans-Georg Gadamer d’interlocution. C’est-à-dire cette forme de joute verbale et intellectuelle dans laquelle la preuve ne résulte pas d’une démonstration scientifique, mais de la mise à l’épreuve dialectique de l’objet en question. La différence que fait Gadamer entre la preuve scientifique et la mise à l’épreuve de l’interlocution se fonde sur l’idée que la vérité n’est pas seulement dans l’objet qui est mis à distance et éprouvé, mais qu’elle peut être aussi dans la discussion comme objet tel qu’un groupe de discutants le met à l’épreuve. Ce qui se passe dans l’expérience dont tu parles, Rosa, a beaucoup à voir avec cela. Dans cette expérience, il s’agit en effet d’un groupe d’acteurs qui, pour certains, ont un savoir disciplinaire, historique et théorique, et pour d’autres, n’ont surtout pas de savoir disciplinaire, mais une discipline du travail artistique. Ces derniers partent à la recherche de ce qui est à trouver dans une discipline, mais ne développent pas un savoir selon cette discipline. Dans la rencontre de ces deux propositions dialectiques, l’objet qui apparaît, au centre, au moment même de la discussion, est mis à l’épreuve par le collectif. La notion d’interlocution de Gadamer est intéressante en ce qu’elle place justement l’objet au centre, et dès lors, les subjectivités apparaissent comme étant un ensemble qui discute de la distance.
Ronald Schusterman [président du conseil scientifique de l’École supérieure d’art de La Réunion]
Pour revenir à cette notion de mise à distance comme étant le critère des sciences dures, de nombreux historiens des sciences remettent totalement en cause cette objectivité : Thomas Kuhn (philosophe et historien des sciences, 1922-1996), que vous avez cité, ou Isabelle Stengers, disent que l’objectivité n’existe nulle part ! Plus tôt ce matin, je parlais de l’évaluation, et là, ce n’est même pas l’évaluation, mais l’objectivité, qui n’existe nulle part. Admettons que cela existe en sciences dures, ne pourrait-on pas dire que cette mise à distance serait néfaste dans le projet d’une école d’art ?
Olivier Perriquet
Je suis tout à fait d’accord avec vous. On peut concevoir l’objectivité comme un idéal, comme quelque chose vers quoi l’on tend. Je me range au point de vue d’Isabelle Stengers et de Ilya Prigogine (physicien et chimiste belge, 1917-2003) ou encore Jean-Marc Lévy-Leblond (physicien et essayiste français), pour qui la science doit être remise en culture, remise en société et qui critiquent sa coupure d’avec la société, cette coupure étant, en tout cas partiellement, engendrée par une forme d’objectivité à outrance. C’est une question qui, pour moi, entre vraiment en résonance avec les rapprochements entre artistes et scientifiques. Il y a beaucoup de réflexions aujourd’hui sur ces questions-là. Je pense par exemple à Hans H. Diebner, physicien et artiste allemand, qui développe l’idée de performative science.
Rosa Joly
J’ai l’impression que la recherche en art passe nécessairement par l’étude des contextes. Si on lit des auteurs comme John Dewey (philosophe américain, 1859-1952), il est impossible d’approcher une œuvre d’art sans comprendre ce qu’était la société à son époque.
Dirk Dehouck [enseignant et coordinateur pédagogique à l’Académie royale des Beaux-Arts de Bruxelles - école supérieure des arts (ISAC / Institut supérieur des arts et des chorégraphies]
N’y aurait-il pas un intérêt à penser la différence entre distance et neutralité ? Dans l’idée de mise à distance, il y a quelque chose de l’ordre du bien commun ou d’une co-construction de quelque chose. Dans le domaine des sciences, on a des laboratoires, des unités de recherche et finalement, l’étudiant est assez rapidement familiarisé avec un laboratoire et son objet de recherche lui est presque donné. Or dans le champ de l’art, on ne donne pas l’objet de recherche à l’étudiant. Mais il y a des écoles d’art avec des axes de recherche déterminés, des programmes, et finalement, l’artiste-chercheur se doit d’y faire rentrer son projet. Réunir ainsi des chercheurs autour d’objets communs permet certes d’apporter une certaine cohérence, une certaine consistance, mais cela a pour effet pervers « d’éliminer » tous ceux qui ont un objet tout à fait singulier ne rentrant pas dans le programme.
Dominique Pasqualini
C’est ce qui justifie la diversité et l’étendue d’un réseau : on choisit une école, notamment en fonction de ses spécificités, de ses spécificités techniques, de ses enjeux thématiques, éventuellement de ses groupes de recherche, qui peuvent colorer ou identifier l’école et ainsi faire que les étudiants souhaitent les intégrer en fonction de cela. Ce n’est pas contradictoire. S’il y a effectivement l’élaboration, la difficulté et la perversion, et le côté heureux, bénéfique, de la recherche, selon moi et de façon radicale, celle-ci se définit exclusivement, si on doit l’institutionnaliser ou la marquer, par le fait que l’on définit un champ collaboratif, à savoir le partage entre personnes qui vont travailler ensemble. C’est une question qui n’est pas neutre au sein d’une école d’art, et cela dès les débuts : lorsque se forme la première Académie d’art de Florence, c’est autour d’une définition d’un champ de recherche.
Bernhard Rüdiger
Je crois qu’il est vraiment essentiel de comprendre ceci : les artistes font des œuvres, mais ils collaborent aussi avec d’autres et dans ce moment de collaboration, quelque chose de leur œuvre est mis en commun. Dans ce moment d’interlocution, elle devient un objet commun, mais pas en totalité. Une des différences entre le commun de certaines pratiques scientifiques et celui de l’école des beaux-arts, est la primauté de l’œuvre, qui a un tout autre temps puisqu’elle met vingt ans à se former. Il est donc nécessaire de toujours préserver cet espace-là et laisser le collectif être quelque chose qui dérive des œuvres, mais ne soit pas tout à fait les œuvres.
Une personne dans l’auditoire
Je voulais très rapidement revenir sur ce qu’a dit Olivier Perriquet. J’ai entendu qu’il y avait un rapport très intéressant entre la recherche scientifique et la recherche artistique dès lors qu’elle n’est pas la recherche en art, mais la recherche par l’art. Durant ces dernières années, on a tout de même recentré les choses – et les projets de recherche le montrent – autour des sciences humaines notamment. La recherche serait tricéphale. Ce qui m’intéresserait, c’est de savoir comment l’on peut articuler ces trois têtes, de l’art, de la science et des sciences humaines. Car je pense que l’on doit tendre vers cela. Personnellement, en tant qu’artiste, c’est ce qui m’intéresserait, en tout cas.
Dominique Pasqualini
C’est la question de la place qui était toujours dans le discours, dans les projets : soit la philosophie, soit, si j’écoute Rosa Joly, la sociologie, soit l’histoire. Ces trois mots ont circulé entre nous. Il y a une chose qui est commune à l’art et la science, c’est l’épreuve. Parce qu’elle est liée à l’expérience. Et là, on revient à l’une des bonnes références de Rosa Joly – il y en au moins une ! – c’est John Dewey.