Intervention de Jean de Loisy
Président du Palais de Tokyo

Si notre vocation n’est plus seulement de montrer des artistes émergents, mais aussi de montrer la totalité de la scène française, dans une perspective internationale, il y a néanmoins une très grande attention de notre part et de celle des curateurs du Palais de Tokyo, à ce qui peut se passer, non seulement dans les écoles d’art, mais aussi sur les scènes émergentes. Je dirais qu’il y a une partie de notre activité qui va vers les artistes émergents et une autre vers les artistes immergés, ce qui nous intéresse énormément aussi. Il y a également quelques artistes surgissant soudain, comme cela, qui viennent d’ailleurs, qui nous intéressent, et parfois des artistes insistants qui, à force de frapper à la porte, sont exposés – c’est vrai, cela arrive aussi. Environ un tiers des artistes que l’on montre ne viennent pas des écoles d’art. C’est un chiffre intéressant. Cela rejoint un peu ce que disait Nathalie Talec des générations plus anciennes, mais cela continue. Les artistes venus d’ailleurs nous intéressent beaucoup. Au fond, cela me permet de dire quelques mots sur ce que je trouve très précieux dans les écoles d’art : c’est que les écoles d’art enseignent ce qu’elles ne savent pas. Et pour moi, c’est quelque chose d’incroyablement important. J’ai la conviction que le caractère aporétique de votre activité est essentiel. Vous parlez d’une discipline dont nous ignorons à peu près tous les contours. À chaque moment de la transmission, il y a une façon qu’a la matière de se dérober. Vous enseignez quelque chose qui se dérobe. Je pense qu’il est très important non seulement d’en avoir conscience – vous en avez forcément conscience – mais également de penser à cette histoire finalement assez récente.

Les personnes qui ont une soixantaine d’années ont appris une Histoire de l’art qui ressemblait au grand schéma de Barr[4] dans lequel il y avait une sorte de généalogie des formes et où il fallait ajouter une forme à la forme d’après. D’autres, qui sont à peu près de la même génération, ont appris un sérieux de l’objet et une sorte de franchise du comportement de l’artiste à l’égard de son objet, qui ne devait mentir en aucun cas : la toile devait paraître comme toile, le matériau comme matériau, il ne fallait pas mentir. Puis, cet enseignement-là a évolué. On s’est dit qu’il valait mieux apporter quelque chose de plus, élargir le territoire de conscience que l’œuvre nous donne et on a inventé des sortes de visions « spaghetti » : un peu comme le western est spaghetti, on faisait un peu de conceptuel spaghetti, etc. C’est aussi très intéressant et très important. Mais on s’aperçoit que cet élargissement du territoire de la conscience géographique, comme cela, ne convenait pas et que tout ce qui nous apparaissait comme essentiel du point de vue de l’évolution de l’art s’est finalement rétracté. Et depuis dix ans, on s’intéresse plutôt à l’involution de l’art, c’est-à-dire à la façon dont il va pénétrer à l’intérieur de la psyché, chose qui était complètement abandonnée auparavant. On redécouvre ainsi des artistes de ces trente dernières années que l’on avait volontairement écartés parce qu’ils s’intéressaient à une sorte de psychologie ou d’humanité de l’humanité, qui est évidemment un thème essentiel.

Il y a une façon qu’a l’enseignement de porter des connaissances et une façon pour les artistes de sans cesse montrer que ces connaissances doivent se dérober pour que l’œuvre se fabrique. C’est dans l’acceptation de cette extériorité fondamentale, presque intrinsèque, que l’enseignement peut se faire. Et c’est là, il me semble, que les écoles d’art ont une importance extraordinaire. C’est parce qu’il y a la nécessité d’inventer en permanence des mots inconnus, parce qu’il y a la nécessité de poser ces mots inconnus entre la Grotte Chauvet et Tino Sehgal, si je puis dire, qu’une difficulté inhérente à ce qui se dérobe, à ce qui est mouvant en permanence, se crée. Et c’est là que réside exactement l’utilité de l’école d’art dans notre société. Notre société est en permanence en temps de crise. Elle représente le mouvant avec lequel l’artiste est sans cesse en contact puisque tout ce qu’il va toucher, il doit le réinventer. À mon avis, la grande force des écoles d’art du futur et d’aujourd’hui est de pouvoir intervenir dans cette réalité politique, humaine, sociale que cette mobilité, cette ductilité, finalement, de la matière de l’art, permet aux artistes d’explorer. Les artistes font un métier de pointe, ils vont vers les zones les moins oxygénées du savoir, de la connaissance et de la forme. Cela leur donne la capacité extraordinaire de participer à la métamorphose ultra-rapide et permanente de nos pensées et c’est à peu près pour cela que je crois que les écoles d’art sont essentielles. Au Palais de Tokyo, on accueille évidemment autant qu’on le peut d’anciens élèves des écoles d’art. On le fait quand ils nous paraissent simplement dans un état merveilleux d’épanouissement.

Notes :

[4] Alfred Hamilton Barr (1902-1981), historien de l'art américain, premier directeur du Museum of Modern Art de New York (États-Unis).

source : demainlecoledart.fr