1 Quels enjeux sociaux et politiques ?
2 Qui s’autorise à étudier en école d’art ?
3 Les écoles d’art aujourd’hui sont-elles (suffisamment) ouvertes au monde ?
4 Devenir critique depuis les écoles d’art, hackerspace, collectifs, réseaux…
5 Agir dans le champ de l’art et du design
6 Lorsque les écoles d’art exportent : créativité et autres quiproquos
7 L’inventivité économique des écoles d’art
8 Dans l’espace démocratique
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5 Agir dans le champ de l’art et du design
Stéphane Sauzedde
Avec cette cinquième séquence, commence la deuxième partie de notre forum. La première (séquences 1 à 4) a tenté de faire un tour d’horizon des différents sujets concernant l’état de la société et des conséquences pour les écoles. La seconde vise à regarder comment les écoles peuvent agir dans différentes interactions sociales – d’abord dans leur champ propre, celui de l’art et du design, ensuite dans le champ de l’économie puis plus largement dans l’espace démocratique. Le but assigné au travail collectif du forum reste le même : formuler, fabriquer, bricoler ou évoquer quelques outils pour que les concernés s’en retrouvent équipés, un peu plus outillés. Matthieu Laurette, artiste, depuis le champ de l’art, et Émeline Eudes, responsable de la recherche à l’École supérieure d’art et de design de Reims, depuis le champ du design, vont initier ce travail collectif.
Matthieu Laurette
Dans ces assises intitulées « Demain l’école d’art », auxquelles vous m’avez convié aujourd’hui bien que je n’enseigne plus au sein des écoles d’art françaises depuis près d’un an – je pourrai d’ailleurs éventuellement revenir sur les raisons de ce changement – Stéphane Sauzedde m’a demandé d’aborder ce qu’il a appelé « la capacité critique de l’art ». Il m’a semblé utile de contextualiser cette question à partir d’exemples historiques internationaux de prises de position d’artistes sur et dans l’économie depuis les années soixante (avec par exemple l’Artist Placement Group (APG), l’Internationale situationniste, Seth Siegelaub et l’Artworkers’ Coalition mais aussi Andy Warhol), en passant par la génération des années quatre-vingt-dix à laquelle je suis associé (avec des gens comme Jens Haaning, Heger & Dejanov ou Aleksandra Mir par exemple) jusqu’à aujourd’hui avec notamment Working Artists and the Greater Economy (W.A.G.E.). Il me semble important d’examiner quelques tentatives antérieures dans lesquelles des artistes ont utilisé l’art comme un instrument pour aborder des contextes dits socio-politiques ou économiques et comme un outil pour intervenir dans le débat public, particulièrement dans ce que vous nommez ici « demain l’école d’art » ou « l’école d’art de demain ».
Je suis né à une époque que l’on a caractérisée comme étant celle des jours glorieux de l’art dit engagé et j’ai grandi à une période où les idéologies utopiques ont soi-disant périclité. Il me semble que ces questions sont toujours d’actualité et ont pris d’autres formes qui peuvent sembler moins dénonciatrices à certains mais qui ont démontré comment il est possible de combiner des expériences et interventions artistiques avec des prises de position politiques sur et dans l’économie, ce que j’appelle souvent des interventions dans le réel.
Je viens de publier un livre constitué d’un ensemble de petites citations. Il y a une citation sur laquelle je voudrais particulièrement revenir car elle me semble répondre à certaines des questions posées aujourd’hui. Il s’agit d’une réponse tirée d’une série d’entretiens pour le magazine Frieze, en 2004, qui s’appelait « What the world needs now ? », dans laquelle il était demandé à vingt-deux artistes et différentes personnes de répondre à quatre questions, dont une était : qu’est-ce qui constitue un art politique ? Je vais vous lire ma réponse traduite : « Les mots ajoutés à “art” ne sont généralement pas nécessaires – vous connaissez “young british art”, “video art”, “social art”, “performance art”, “body art”, “land art”, “fax art” et pourquoi pas “eat art” ou “noodle art”, etc. Ce qui est important, c’est de savoir si l’art est intéressant et pertinent ou non. Il est facile de dire que tout art est intrinsèquement politique, mais quand j’entends parler d’ “art politique”, je l’avoue, je pense généralement que cela va être condescendant et ne fournira pas d’outils pour transgresser les limites et toucher des publics différents. Je suis plus intéressé par des artistes qui ont une conscience sociale et politique dans le travail que par un in your face political art, c’est-à-dire un art politique trop évident. Bien que je ne me considère pas comme un artiste politique, j’essaie de toujours faire attention au contexte de l’exposition : d’où vient l’argent, qui m’a invité et pourquoi ? Je pense que ce sont là des règles de base. »
Ce ne sont pas des questions que l’on pose à l’école, celles qui concernent le fait de réfléchir à ces contextes. Il semble souvent tabou de parler d’argent dans les écoles d’art aujourd’hui. Pour ma part, je fais régulièrement des workshops dans lesquels le matériau est l’argent. Parler d’argent semble être un problème, de même que le paiement des gens dans les écoles d’art, me semble-t-il, est un problème. Personne n’a encore levé ce débat depuis hier, mais on peut le faire : il me semble que lorsque l’on perçoit un salaire de 2 000 euros – ce qui est déjà un bon salaire – et qu’à la fin du mois, il ne vous reste que 700 euros, je pense qu’il est peut-être absurde d’enseigner. N’y a-t-il pas là des questions qui se posent ? Moi en tout cas, j’ai arrêté d’enseigner parce qu’en réalité, il faut payer ses voyages, son hébergement, ses repas, etc. Et là, je parle de montants avant impôts. Il y a des gens, qui ont des salaires bien plus faibles, à qui il reste 400 à 500 euros par mois. On nous dit toujours que l’on a trois mois de vacances, mais cet investissement personnel, qui représente du temps pris sur son temps de travail d’artiste, ses activités, vaut-il cet engagement en tout temps, en tout cas dans le retour qui en est parfois fait par les structures porteuses, les écoles elles-mêmes ?
Quand j’ai quitté les écoles, il me semblait que l’une des grandes questions – qui doit toujours être en débat – était celle de la professionnalisation. Pour moi, la professionnalisation est la déprofessionnalisation totale : il n’y a pas de professionnalisation de l’artiste ! L’une des responsabilités dans ma mission qui était de m’occuper des étudiants de cinquième année était de me demander où vont ces gens et ce qu’on va faire d’eux après. Ils sont tellement, pour certains, inconscients du contexte après l’école et ils veulent si peu s’interroger sur ce sujet, parfois tout simplement parce qu’il n’y a pas de contexte hors de celui de l’école. On ne veut pas caricaturer, mais la vérité c’est que ce sera bien plus terrible après : pendant qu’ils sont à l’école, ils n’arrivent déjà pas à payer leur loyer, ils ont 200 euros pour vivre après avoir payé leurs charges donc comment vont-ils faire après ?
Émeline Eudes
Je voulais partir d’une expérience personnelle ; suite aux études que j’ai faites, je me suis maintes fois retrouvée à effectuer des workshops, à enseigner un peu et à donner à entendre la citation suivante : « Maybe placeshaking is the umbrella under which Tactical Urbanists, Build-a-Better-Blockers, neighborhood activists, cyclists, pedestrian rights advocates, carbon reducers, yarn-bombers, community gardeners, aging-in-placers, and countless others looking to effect meaningful change through concentrated action, can find a sense of shared purpose[17]. »
Ce petit texte, écrit par un jeune urbaniste designer, avait retenu mon attention parce qu’il utilisait le terme « placeshaking ». Dans l’univers de l’urbanisme, du design urbain, beaucoup de choses sont réalisées en ce moment à partir du concept de « placemaking », à savoir la façon dont on peut designer un lieu, un espace, une situation pour que les gens s’y sentent bien, se l’approprient, s’y sentent un peu chez eux, pour que la dimension sociale et culturelle soit prise en compte dans la planification des espaces. L’un des effets de ce concept en termes de politiques publiques, c’est « la participation habitante ». Or, dans ce texte, l’auteur explique que les politiques publiques ne travaillent pas selon le concept de « placemaking » mais selon celui de « placeshaking ». Cela veut dire que la participation habitante, telle qu’elle est conçue à l’heure actuelle par les politiques publiques, est souvent infructueuse car tout est déjà prévu : il s’agit d’une espèce de façade participative. Aussi doit-on « remuer l’espace » : on n’attend pas la mise en œuvre d’une politique publique, mais ce sont les habitants eux-mêmes qui vont prendre en charge le problème, se mobiliser, en prenant peut-être contact avec des professionnels, mais en designant eux-mêmes leur espace et leur action. On pourrait faire une liste de ces gens qui se mobilisent de cette manière. Il y a les urbanistes tactiques, les Build-a-Better-Blockers, les activistes de voisinages, les cyclistes, les jardins communautaires, etc. Tous ces gens qui se mobilisent de façon non cartographiée participent d’une refonte de l’espace public.
Voici une autre citation concernant l’activation citoyenne de l’espace public, qui est un espace politique en soi : « L’amélioration de la qualité de vie dans nos villes commence généralement à l’échelle de la rue, du pâté de maisons ou de l’immeuble. Si des efforts plus importants ont aussi leur place, des améliorations progressives, à petite échelle, sont de plus en plus vues comme des investissements davantage substantiels. Cette approche permet à un groupe d’acteurs locaux de tester de nouveaux concepts avant de s’engager plus loin sur les plans politiques et financiers. Parfois sanctionnées, parfois tolérées, ces actions apparaissent généralement sous le vocable guerilla urbanism, pop-up urbanism, city repair ou D.I.Y. urbanism.
Pour l’instant, nous préférons parler de Tactical Urbanism, une approche qui comprend les cinq caractéristiques suivantes :
- une phase progressive et délibérée qui instaure un changement ;
- une offre de solutions locales répondant à des défis locaux d’urbanisme ;
- un engagement sur le court terme et des objectifs réalistes,
- une prise de risque minime, mais promettant d’éventuelles récompenses ;
- le développement d’un capital social entre citoyens et l’émergence de capacités organisationnelles entre institutions publiques et privées, ONG, associations et groupes d’individus les constituant. »[18]
J’ai donné ces citations à des étudiants ; pour certains, cela faisait déjà partie de leur pratique. Le texte suivant est un extrait du rapport d’Alain Cadix intitulé Pour une politique nationale de design[19], sorti à peu près à la même époque, à la demande notamment du ministère de la Culture et de la Communication :
« [la Mission Design] doit en particulier réduire les points de tension qui existent inévitablement entre le temps long de la mutation culturelle et le temps relativement court du redressement productif, et du redressement créatif qui l’étaye. Car il y a une certaine urgence à regagner en compétitivité et pour cela, en particulier, à renouveler notre offre de produits et de services sur les marchés mondiaux. […]
[Cette politique] doit viser trois objectifs stratégiques :
- mieux saisir et comprendre le design, son rôle, sa place,
- mettre en œuvre des démarches de design dans le plus d’entreprises possible et les accompagner,
- faire rayonner la vision française du design (designed in France) en Europe et dans le monde. »
On y trouve une certaine définition du design, une conception du design compétitive d’un point de vue économique. Il y est question de « renouveler notre offre de produits et de services sur les marchés mondiaux », c’est-à-dire de produire du designed in France. Ce sont les injonctions que l’on peut recevoir dans les institutions publiques ; elles sont tout de même en contradiction – même si, ici, j’ai un peu forcé le trait – avec l’évolution du design mais aussi avec le monde de l’art. On se trouve donc dans cette situation assez contradictoire, si l’on veut penser en termes de prospectives et au fait de former les étudiants à l’avenir, à ce qui va arriver, dans un contexte de crise, à la fois économique, sociale, politique et environnementale.
L’espace public est aujourd’hui conçu comme un espace de flux, un endroit où l’on ne s’arrête pas et donc où l’on ne se rencontre pas, où l’on n’échange pas. Se pose ainsi la question du devenir de notre vie sociale dans ces lieux. Certaines initiatives, souvent avec du bricolage, des matériaux de récupération, posent la question de la qualité de vie dans nos espaces quotidiens, la question de savoir comment détourner, comment interrompre ces usages normés prévus par l’urbanisme. L’exposition Disobedient Objects qui a eu lieu à Londres l’année dernière au Victoria and Albert Museum montre que ces choses-là ne sont pas anecdotiques. Le réseau DESIS (Design for Social Innovation and Sustainability) est un exemple de travail collaboratif qui peut être réalisé en matière de design et d’un engagement politique certain, à l’échelle européenne, voire mondiale comme on peut l’observer sur le site desis-network.org.
Alors comment faire pour accompagner et former nos étudiants aux demandes sociales d’aujourd’hui et de demain, sans pour autant céder à la pression économique et institutionnelle ?
Chantal Creste [inspectrice de la création artistique, Direction générale de la création artistique – ministère de la Culture et de la Communication]
Je voudrais apporter des précisions sur le rapport qui a été évoqué, le rapport Cadix sur le design. Il a été commandé à un moment où il y avait la nécessité de repositionner ces questions, mais en aucun cas n’en ont découlé des injonctions. Il a suscité des réactions, d’ailleurs assez vives, de certaines écoles supérieures d’art, qui ont été débattues et de nombreux amendements ont ensuite été apportés à ce rapport. Vous le positionnez comme une sorte d’exemple, disons, un peu caricatural. Il n’existe plus aujourd’hui, en tout cas, nous n’en parlons plus.
Matthieu Laurette
Je voulais juste réagir à deux exemples de choses que tu as présentées, Émeline. Ma culture vient aussi de ce genre de choses mais la cabine téléphonique qui devient une bibliothèque est similaire à l’abribus situé en face de la gare de Lyon à Paris qui dispose d’une bibliothèque comme celle-ci, dans laquelle les gens peuvent déposer des livres. C’est une proposition qui existe chez les designers Decaux et qui est donc déjà commercialisée, avec un petit chargeur USB pour le téléphone mobile ou la tablette. Et les petits endroits avec des tables, etc. sont des types d’espaces déjà proposés par la Mairie de New York depuis cinq, six, sept ou huit ans, en partenariat avec la société de mobilier Fermob. On est donc déjà dans un design extrêmement monétisé de ces idées utopiques, ré-héritées, ré-ré-héritées des années soixante et soixante-dix. Ce que je veux dire n’est pas du tout négatif ! Mais cette chose est déjà « marchandisée ».
Je suis entré aux Beaux-Arts, à Rennes, au moment de la guerre du Golfe, de la chute du Mur de Berlin et l’art, auquel notre génération et moi nous sommes opposés était un art de la fiction, de la représentation et de la distanciation : les gens n’étaient pas au cœur des choses. Je pense qu’aujourd’hui, dans le design, on voit resurgir des choses de cet ordre-là, qui vont au cœur de ces choses. Mais l’aspect politique peut être tellement vite évacué par l’économie qu’il faut y faire très attention.
Alice Vergara [directrice de l’École supérieure d’art et de design de Valenciennes]
Comment fait-on, à un moment donné, pour entrer vraiment dans la question politique des écoles, pour innover par rapport à la question économique ? Peut-être pour chercher de nouveaux subsides, mais également pour peut-être définir de nouvelles modalités de travail ?
Kevin Desbouis [étudiant à l’École supérieure d’art de Clermont Métropole]
Je suis étudiant en quatrième année et je souhaiterais revenir un petit peu en arrière, par rapport à ce que vous disiez, Matthieu Laurette. Il y a une chose sur laquelle je m’interroge beaucoup – je suis dans une école d’art depuis deux ans – à savoir la question de l’anesthésie. Les écoles d’art sont des contextes qui sont assez formidables : je suis pour ma part très content d’être dans une école d’art, j’ai beaucoup de chance et j’ai l’impression que les gens de ma promotion, dans mon école, ressentent aussi cette chance. Mais c’est une chance qui me semble aussi, peut-être, dangereuse, au sens où on est sur des îles. Je suis passé par l’université et ensuite, je suis entré dans une école d’art. Il y a une sorte d’insularisation : on est tous sur ces belles îles perdues au milieu des villes… On dressait hier le portrait, peut-être parfait, de l’étudiant qui, au bout de cinq ans, deviendrait lucide, politisé et conscient de ce qui se passe autour de lui, mais j’ai l’impression que ce n’est pas tout à fait le cas : j’observe des amis qui sortent d’une école d’art au bout de cinq ans et qui atterrissent complètement, à la fois d’un point de vue économique, mais aussi concernant des questions plus relatives au réseau et à une forme de solitude. Dans une école, on est dans un contexte collectif, le travail se fait dans la conversation et, du jour au lendemain, les étudiants se retrouvent seuls et ont encore moins d’argent que lorsqu’ils étaient à l’école. Ils étaient en fait ignorants du contexte dans lequel ils se trouvaient. Ils étaient ignorants de ce que cette école, cette institution contenait comme enjeux politiques, à la fois sur son territoire et au-delà, et de la responsabilité qu’avait aussi cette institution vis-à-vis de ses étudiants. Je pense qu’il y a vraiment là un enjeu pédagogique. Voilà. Je n’ai pas de conclusion.
[17] Scott Doyon, 25 février 2013, www.placemakers.com/2016/03/22/placemaking-vs-placeshaking/
[18] Tactical Urbanism, Short-term Action, Long-term Change, Street Plans Collaborative, Mike Lydon Editor, 2012.
[19] Alain Cadix, Pour une politique nationale de design, mémoire remis au ministre du Redressement productif et à la ministre de la Culture et de la Communication le 15 octobre 2013.