1 Quels enjeux sociaux et politiques ?
2 Qui s’autorise à étudier en école d’art ?
3 Les écoles d’art aujourd’hui sont-elles (suffisamment) ouvertes au monde ?
4 Devenir critique depuis les écoles d’art, hackerspace, collectifs, réseaux…
5 Agir dans le champ de l’art et du design
6 Lorsque les écoles d’art exportent : créativité et autres quiproquos
7 L’inventivité économique des écoles d’art
8 Dans l’espace démocratique
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8 Dans l’espace démocratique
Muriel Lepage
Cette séquence concerne la puissance d’agir des écoles dans l’espace démocratique. Elle pose la question de l’inscription des écoles d’art dans la complexité du champ politique. Laurent Devèze, directeur de l’Isba de Besançon / Franche-Comté, a évoqué hier quelque chose de brun qui peu à peu recouvre tout. A aussi été cité le Front National qui, dans sa campagne pour les élections régionales de 2015, s’est positionné en ennemi déclaré de l’art contemporain et qui risque de conquérir des sièges dans les conseils d’administration des écoles – il est d’ailleurs déjà présent au conseil d’administration de l’École supérieure d’art et design Marseille Méditerranée. Alors quelle est la puissance d’agir des écoles dans cet espace-là ? Que peut l’institution école, mais aussi, bien sûr, nos étudiants et les jeunes artistes que nous contribuons à former ? Pour avancer sur ces questions, deux invités : Nathalie Talec, artiste et professeur aux Beaux-Arts de Paris, enseignante en école d’art depuis des années, puis Sébastien Thiéry, politologue, cofondateur et coordinateur du collectif PEROU, maître-assistant à l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Paris Malaquais, enseignant chercheur à l’École nationale supérieure des Arts Décoratifs. PEROU est une association qui travaille sur les espaces où « les réfugiés » s’installent dans les villes et leurs périphéries ; Sébastien Thiéry évoquera un projet d’« école des situations ».
Nathalie Talec
Je suis artiste et professeur depuis un grand nombre d’années maintenant, dans un premier temps dans des écoles territoriales et tout récemment à l’Ensba. En tant qu’artiste, je crois que lorsque l’on intervient dans une école d’art, qu’elle soit d’ailleurs territoriale ou nationale, notre position est non pas de produire des artistes, parce que cela n’existe pas, mais plutôt de faire office d’accélérateur et peut-être de produire un petit peu ce que j’appellerais, non pas « anomalie », mais « contamination » ou bien « aberration ». On s’aperçoit effectivement que la plupart des étudiants ne seront pas artistes, pour des raisons qui sont extrêmement diverses, mais ce qui, justement, me semble intéressant, c’est que ceux qui ne choisiront pas d’être artistes auront cette capacité de singularité qui leur est communiquée pendant leur séjour extrêmement fondateur dans l’école d’art et qui leur permet de mener des actions peut-être plus inventives et plus concrètes que la moyenne, de passer à l’acte. J’insiste sur la question du faire, quelle que soit sa forme, du passage à l’acte, de la fabrique, de la production. J’insiste également sur la nécessité pour chacun des étudiants d’être en mesure de concevoir un projet, de son origine jusqu’à son aboutissement, aussi au travers de collaborations. Parce que nous, artistes, sommes confrontés, comme l’étaient d’ailleurs les artistes de la Renaissance, à des collaborations qui permettent d’avancer, de produire, de donner parfois du prix aux choses. Il est important de mesurer qu’il y a un certain pourcentage de cowboys qui vont en effet pratiquer l’art, mais que tous les autres auront des capacités d’adaptabilité et de contamination, comme je le disais, en tout cas, je l’espère. Le passage dans l’école est comme un temps d’accélération et nous agissons, en tant que professeurs et artistes, comme un accélérateur de particules.
Aujourd’hui, il y aussi cette chose que nous n’avons pas maîtrisée à son origine et qu’il est à mon avis important de traiter, c’est la question de la gratuité. Car en réalité, tout devrait être gratuit et illimité. Ainsi, comment nous, artistes, pouvons-nous communiquer sur ces éléments aux étudiants, qui sont en effet intéressés par la gratuité, le troc, l’échange, et qui sont aussi sidérés par ce qu’ils voient quand ils vont à la FIAC où les œuvres sont extrêmement chères ? Nous observons aujourd’hui un état du marché qui n’est pas celui que nous connaissions quand nous étions jeunes artistes : nous pouvions travailler avec un morceau de bois et du plastique et nous ne nous posions d’ailleurs pas tellement la question ni du développement durable ni de l’écologie, etc. Tout cela est arrivé en même temps que les nouvelles technologies, finalement. Ces questions ne vont pas de pair mais elles sont apparues en même temps. Nous sommes, dans ma génération, il est vrai, un peu bousculés puisque nous devons prendre ce train en marche. Et dans votre génération, vous avez à inventer, à réinventer, à imaginer et peut-être que ce que nous pouvons vous apporter en tant qu’artistes et professeurs, c’est une forme d’optimisme. Si l’on est toujours artiste aujourd’hui, c’est que l’on y croit, malgré tout ce que l’on a chacun traversé en tant que professeur ou artiste. Je pense qu’il est aussi important de montrer aux étudiants que leur singularité est leur force. Quand on nous demande de produire des commandes publiques collaboratives, participatives, on nous demande aussi de nous substituer aux incompétences de la force publique, à son manque d’analyse de ce à quoi elle est censée réfléchir. J’ai entendu tout à l’heure les mots « réalisateurs » et « producteurs », et il y en a de nombreux autres pour qualifier ce que nous, nous pouvons être : inventeurs, réparateurs, alternateurs. On a encore beaucoup de choses à inventer en s’infiltrant. Car il faut jouer aussi aux infiltrés pour devenir des sortes de pionniers, sinon on s’ennuie. Il s’agit aussi de construire avec ces jeunes générations – qui sont plutôt très attentives, plutôt très inquiètes et qui ont aussi tendance à revenir à la pratique de la vraie sculpture, de la vraie peinture, dans le dur –, d’essayer avec eux d’imaginer des solutions optimistes.
Sébastien Thiéry
Je suis autour de la table mais je ne pensais pas pouvoir vous rejoindre ce matin à cause d’un TGV en retard. J’avais donc décidé d’écrire un texte pour pouvoir l’envoyer au cas où je n’arriverais pas. Je suis hors sujet par définition puisque je me sens un peu hors-sol dans cette table ronde et hors sujet par rapport à cette pratique car je n’ai pas l’habitude de lire un texte. Étant donné que j’ai écrit ce texte, pour qu’il vous soit lu, je vais le lire. Il se compose de dix points.
1 Il y a dix jours, le mardi 20 octobre 2015, Libération publie « L’Appel des 800 ». Le nombre de signataires, imposant, le nom de certains d’entre ceux-ci, impressionnant, forcent le respect. Dans une langue grave et solennelle, dans ce texte faisant la une du quotidien, il est décrit la new jungle de Calais, des conditions de vie d’épouvante, une misère sans nom, une détresse considérable. L’appel se conclut ainsi : « nous demandons solennellement au Gouvernement un plan d’urgence pour sortir la jungle de Calais de l’indignité dans laquelle elle se trouve ».
2 Un appel tel que celui-ci, comme son nom l’indique, a pour objectif de se faire entendre. En termes de volume sonore, l’Appel des 800 opère un déplacement, littéralement. Le coffre qui est le sien donne à la voix qui est la sienne une telle puissance que le ministre de l’Intérieur l’entend dans la demi-journée et se rend sur les lieux le lendemain, le mercredi 21 octobre. Le Gouvernement se déplace effectivement, démontrant ainsi combien il entend, dans tous les sens du terme, l’appel. Il le comprend.
3 Un appel, a fortiori lancé par des artistes, des cinéastes, des intellectuels, des faiseurs de récits, des créateurs de formes, ne fait pas que faire entendre, il donne à voir. En termes de création d’images, considérant le métier de ceux qui le signent, cet appel n’opère cependant aucun déplacement. Précisément, il écrase, au sens bientôt littéral du terme. Précisément, il colporte le récit selon lequel la new jungle n’est pas de ce monde, selon lequel cette situation est immonde. C’est pourquoi Bernard Cazeneuve, ministre de l’Intérieur, l’entend, entend l’appel et le crédite, se rendant sur place, constatant combien l’immonde a eu lieu, créditant l’appel, qui lui-même crédite ce que voit Cazeneuve. L’entente est parfaite au sujet d’une intolérable réalité qu’il faut éradiquer. L’appel, puissant, insistant, ajoute un terme à ceci : urgemment.
4 Les 800 de cet appel ont un jour, dans leurs ateliers parisiens, posé leurs caméras, leurs crayons, leurs stylos, stupéfaits par ce qu’ils entendaient à la radio ou voyaient à la télé : un haut-le-cœur, une indignité. Ils ont alors signé d’un clic. Saisis d’effroi par les récits qu’ils entendaient, par les images qu’ils voyaient, ils ont, par voie électronique, hurlé fort, faisant se répercuter leurs hurlements jusqu’en une d’un quotidien national. Il fallait hurler, il fallait signer, il était impossible de ne pas signer. Pour signer, ils ont posé leurs caméras. Au moment même où l’on signe un tel appel, les caméras sont sur off. Dès lors que l’indignité nous saisit, dès lors que l’effroi nous happe, il n’y a plus personne pour voir. Nous voici donc aveugles, mais déterminés.
5 Ceci, mon texte aujourd’hui, est une forme d’appel aux 800, aux artistes qui ont signé, qui auraient voulu signer, qui regrettent de ne pas l’avoir fait, aux écoles qui forment tous ces artistes, qui s’inscrivent dans des territoires où ça hurle de toutes parts, qui sont installées sur des circonscriptions électorales où l’aveuglement règne et la détermination tout autant, aux étudiants de ces écoles, artistes dits contemporains, c’est-à-dire aux artistes de ce monde-là, du monde qui est, du monde qui vient. Ceci est un appel aux 800, pour solennellement leur demander de garder en main la caméra, le crayon, le stylo et de venir voir, plus exactement regarder, entendre, sentir, éprouver, avec la plus chaleureuse des attentions, ce qui a lieu, ce qui fait lieu.
6 Ceci est un appel aux 800 qui parle d’un autre présent, qui parle d’un autre réel, un appel aux 800 rédigé de retour de la new jungle de Calais, quelques notes consignées à la main, calmement, dans un carnet de travail. Les notes égrènent : je vois une boîte de nuit, des écoles, une école d’art, une galerie d’art, des supermarchés, des mosquées, des églises, des hôtels, des restaurants, des mots sobres dessinés sur des façades, donnant un nom aux lieux, à ce qui, jusqu’alors, demeurait innommable. Je vois toute la merde, aussi, mais je ne peux laisser la merde entrer dans mes yeux, m’empêcher de voir aussi l’humanité qui a lieu, l’humanité qui fait lieu.
7 Ceci est un appel aux 800, aux 800 que vous êtes, un appel à venir sur les lieux, à nous enlever la merde que, collectivement, nous avons dans les yeux. La new jungle de Calais comme toutes les situations construites par des migrants, Roms, sans-abri et autres si mal nommés, si malmenés, sont simultanément des fins du monde et des mondes nouveaux, sont simultanément de la douleur et de la joie. Tant que nous ne saurons pas faire place à la joie qui a eu lieu, à ce qui s’invente, nous ne saurons faire face au pire que l’on organise collectivement, nous ne saurons faire face au déferlement d’une police sanitaire urbaine, apte à tout balayer, à déplacer et placer des corps en trop dans des niches en plus, loin, un peu plus loin.
8 Ceci est un appel aux 800 leur demandant immédiatement, urgemment, de venir décrire autrement cet immonde qu’ils ne regardent pas, de faire apparaître le monde étouffant derrière les représentations en vigueur et de le faire apparaître enfin sur nos cartes mentales, sinon légales. Ceci est un appel aux 800 les invitant à rejoindre ladite new jungle pour re-présenter autrement ce qui a lieu, pour, par l’entreprise de leurs formes, se faire les émissaires, les ambassadeurs d’un monde écrasé par l’indignation. Les pelleteuses au diapason de cette indignation aveugle à ce qui a lieu, s’approchent, elles. Pas encore les 800.
9 Ceci est un appel aux 800 déposé là par le coordinateur du PEROU que je suis, ce pôle d’exploration des ressources urbaines qu’avec Gilles Clément nous avons créé il y a trois ans afin – avec les outils des architectes, des designers, des artistes, des chercheurs, bref, les outils de ces 800 – de nous inscrire autrement au-devant de toutes ces situations de crise, de porter une attention renouvelée à celles-ci et de chercher, ici, si ne résident pas en elles les ressorts de leurs dépassements. Nous avons travaillé dans les bidonvilles de l’Essonne, avec un collectif de sans-abri à Paris, avec un collectif de sans-abri à Avignon, dans un bidon-ville à Arles et aujourd’hui nous approchons de la new jungle à Calais. Et nous ne pouvons nous en approcher sans les 800.
10 Ceci est un appel à l’insurrection des images, à l’avènement d’autres images, que les artistes, au premier rang, au premier chef, doivent savoir déclencher. Signant un appel des 800, colportant les récits écrasant l’humanité qui a lieu, ils désarment. Comment réarmer cette fonction cruciale et élémentaire, cette fonction consistant à donner au monde des formes d’avenir ou de rendre compte du monde, des formes d’avenir qui s’y déploient ? Dans la new jungle, de l’avenir a lieu, celui de l’humanité menacée aujourd’hui par nos représentations collectives. Re-présenter ce qui a lieu dans la cité alentour, face à ce qui menace ce qui a lieu, face à ce qui menace nos cités dans leurs fondements, tel est le sens de cet appel esquissé là, à l’adresse des étudiants d’écoles d’art et de celles et ceux qui les forment – dont je fais partie – en somme aux 800 qui ont signé cet appel, que j’ai effectivement signé, n’ayant pas su refuser et formuler les termes de ce refus dans la minute dans laquelle s’est posée la question.
Je prends donc ce TGV arrêté sur la voie aujourd’hui, rongé par la crainte de manquer cette table ronde, ô combien nécessaire, sur le pouvoir d’agir des écoles d’art.
Alice Vergara [directrice de l’École supérieure d’art et de design de Valenciennes]
Je voulais juste témoigner du fait que, Calais étant sur le même territoire que notre école l’Esad de Valenciennes,, il m’a semblé important que des étudiants de deuxième cycle en design d’espace, donc l’espace social, aillent à Calais pour se départir du discours médiatique très plombant, lancinant, et qu’ils puissent aller voir de leurs propres yeux. Les designers disent qu’ils proposent des solutions. Le design maintenant s’exprime comme cela : on propose des solutions. Il m’a donc semblé important d’amener des étudiants dans ce contexte, sans les faire souffrir, je veux dire, avec beaucoup de mesures d’accueil sur place. Il ne s’agit pas de les amener dans de mauvaises situations, mais de les éveiller à cette question du politique qui était abordée tout à l’heure, à savoir : quelle est notre puissance d’agir et comment fait-on avec une telle proximité ?
Une étudiante dans l’auditoire
Je suis étudiante à l’école d’art de Bourges. Tout à l’heure, Fabrice Hyber parlait d’une économie d’échange, de son échange avec l’entreprise, etc. Je me demande si l’on ne pouvait pas introduire cette économie d’échange dans ce système de la jungle et se dire qu’il y a quelque chose à échanger avec les gens qui vivent à Calais et organiser cela dans l’école d’art.
Fabrice Hyber
Que veulent-ils ? Est-ce qu’ils ne veulent pas tout simplement partir en Angleterre ? Ne faut-il pas seulement leur trouver un moyen d’y aller ? Il faut vraiment savoir exactement ce que veulent les gens. J’habite dans un quartier à Paris où il y a beaucoup de gens qui passent. À côté de l’atelier, il y a de nombreux Roms qui s’installent, etc. et il m’arrive quelques fois d’héberger des gens qui vont justement à Calais et à Göteborg. Ils veulent tous des choses extrêmement différentes : voir des gens de leur famille, trouver du travail… Les situations sont multiples et il faut trouver des adaptations, ce qui, je pense, n’est pas facile. Les personnes que j’ai croisées et à qui j’ai payé des billets pour qu’ils aillent dans des endroits, etc., ont eu à chaque fois des attitudes très différentes, des objectifs très différents, tous. Ils ne sont pas du tout les mêmes.
Sébastien Thiéry
La meilleure réponse à ce que dit Fabrice Hyber effectivement, est que l’un des enjeux est de bien nommer les choses, bien nommer les êtres, bien nommer. Il s’agit peut-être de l’une des questions qui nous est posée, à nous. L’amalgame, l’innommable et ses catégories insaisissables sont effectivement de la politique en acte, nous condamnant à ne pas pouvoir saisir – dans tous les sens du terme – ce qui a lieu. Le premier acte est donc en effet de nommer autrement et de mieux nommer, répondre de cette complexité, de cette singularité, du simple fait qu’il y a là des êtres humains, des histoires, des désirs singuliers.
Le projet « d’école des situations » que nous portons au PEROU est peut-être une autre manière de parler de notre action. Cela fait référence à une vieille histoire : au siècle de Périclès existait une assemblée qui se nomme la Boulè, constituée par 500 personnes tirées au sort dans les dix tribus qui composaient alors l’Athènes antique. Ces 500 personnes sont, pendant un an, sommées de travailler à leurs fonctions représentatives et d’abandonner les métiers qui sont les leurs. Pendant une année, ces 500 ont pour fonction de transmettre à l’Ecclesia, qui est l’assemblée législative, les problèmes qu’ils reçoivent des tribus ou qu’eux-mêmes colportent jusqu’à la table de la cité. La Boulè opère cette fonction, à la fois élémentaire et cruciale, de bien présenter les problèmes. Que peut bien vouloir dire, dans une cité, dans une organisation démocratique, de bien présenter les problèmes ? Peut-on entendre la puissance de feu que ceci peut avoir et sa dimension cruciale ? Qui, aujourd’hui, représente bien les problèmes aux instances publiques chargées de définir des actions sur ces problèmes-là ? Avec « l’école des situations », ce que l’on souhaiterait mettre en place, à l’interface entre les écoles, notamment d’art, mais aussi d’architecture, etc. – considérant peut-être que chacune de ces écoles est une tribu – est la composition d’assemblées de nous autres, dont le travail serait de bien former les problèmes et de les présenter à la collectivité afin que des réponses renouvelées en émergent. Savons-nous, pourrions-nous mettre en place les conditions de ces assemblées dans les parcours pédagogiques et d’expérimentations que nous développons, réunir des écoles, nous réunir en actes, en situations, avec pour toute simple première ambition de bien présenter les problèmes à la collectivité ? C’est ce que nous entamons à Calais à l’interface de quatre écoles : l’école d’architecture de Paris-Belleville, l’école d’architecture et de paysage de Lille, l’EHESS et l’École des Mines. Pas encore d’écoles d’art pour l’heure, mais cela ne saurait tarder.
Lucia Sagradini-Neuman [sociologue, membre de Multitudes, rédactrice en chef de Variations et résidente-chercheuse à la Coopérative de recherche de l’École supérieure d’art de Clermont Métropole]
Je trouve intéressant et touchant tout ce que vous avez dit, et en même temps toujours un peu effrayant d’une certaine manière. Dans la mesure où bien nommer est difficile, peut-être faut-il laisser l’autre parler, accueillir une parole ? Il y a aussi cette peur d’aller à Calais et d’un certain point de vue, de se nourrir, encore, de ces gens... Je suis à la fois partante et en même temps j’ai des appréhensions sur la manière dont on va faire pour ne pas être justement, encore, des vampires, si je peux me permettre.
Sébastien Thiéry
Je crois que la meilleure manière, enfin, la manière la plus sûre d’être des vampires est de ne pas y aller. Parce qu’ici-même nous parlons à la place de ce qui a lieu. Aussi, se rapprocher et se mêler de ce qui nous regarde est peut-être une manière de mettre un peu de côté notre position de vampire. Mais vous avez raison, c’est effectivement cette position que nous avons là, qui fait que nous vampirisons le réel, que nous l’escamotons. Voilà.
Stéphane Sauzedde
Peut-être que parmi vous, dans la salle, certains peuvent témoigner de cas ou de situations déjà en place dans ces façons de faire assemblée. Peut-être pourrait-on terminer cette matinée en regardant ce qui existe déjà – une manière de compter nos forces, d’une certaine façon.
Une personne dans l’auditoire
Je voulais faire part d’une expérience qui a eu lieu à Cracovie, au Bunkeer Sztuki. Il s’agit d’un artiste invité à faire une exposition d’hiver, alors qu’il fait -20°C à cette période en Pologne. Lui-même a invité les sans domicile fixe à venir avec tous leurs chariots. Une fois cela fait, il les a invités à rester dans le centre d’art, qui est un centre d’art institutionnel. Cela a permis à ces personnes de passer un hiver de plus, de vivre un an de plus. Cela a provoqué une sorte de scandale à Cracovie car 300 SDF sont ainsi venus vivre dans un lieu qui est un peu comme le CAPC et il a fallu que le centre d’art assume cela. Il s’agit également d’une manière d’avoir un rapport à des problèmes qui peuvent exister.
Sonja Dicquemare [enseignante à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Lyon]
Je voulais rappeler qu’il y a une dizaine d’années, lors des guerres en Bosnie et notamment lors du siège de Sarajevo, qui était une chose à la fois très proche et de l’ordre de l’immonde – dont on a parlé – il y a eu une grande mobilisation, à la fois dans les écoles – je l’ai peut-être un peu plus observé dans les écoles d’architecture – et dans les milieux artistiques. Des gens sont notamment allés à l’école des beaux-arts de Sarajevo. Et il y a eu, aussi, un retour sur ce sujet, car du temps a passé, des textes ont été écrits. Il y a eu un retour du champ de l’art, de la création, qui constituait aussi, pour les gens qui étaient à Sarajevo, un moyen de résistance, pas du tout quelque chose de gentillet, mais au contraire de vraiment fondamental : quand il ne reste presque plus rien de son mode de vie lorsque l’on est dans une ville assiégée, ce qui reste, c’est la création. Il y a donc eu des performances, toute une activité artistique à Sarajevo, ainsi qu’un accueil dans les écoles. Il y avait une démarche d’accueil des réfugiés de la part des écoles. Et aujourd’hui, à l’occasion de la crise actuelle, à Lyon par exemple, l’Université Lyon 2 a lancé une pétition et des accueils sont organisés, la ville de Lyon ayant une relation historique avec la Syrie. Dans de nombreux endroits, il y a des programmes d’accueil d’étudiants avec parfois la Région qui donne une bourse et un accompagnement en français dans les écoles, tout un ensemble de choses précises et extrêmement concrè-tes. Puisque ces assises réunissent de nombreuses forces provenant de tous les endroits de décision, peut-être pourrait-on avancer sur cette question importante de la possibilité qu’ont les écoles d’accueillir des étudiants syriens.
Muriel Lepage
En l’occurrence, en ce qui concerne la Syrie, on a commencé le travail. Emmanuel Tibloux l’a dit hier en expliquant que les écoles via l’ANdÉA se sont toutes mises d’accord pour accueillir les étudiants à n’importe quel moment de l’année, et cela a été écrit officiellement aux préfets et aux DRAC.
Ce que l’on peut noter de la démarche de PEROU, c’est qu’elle critique la demande politique en la déjouant. Très souvent, nos écoles sont sollicitées pour « résoudre la fracture sociale », faire des résidences dans les banlieues, etc. On nous demande d’agir dans le champ social et politique et de pallier l’incompétence. Ce qui me semble intéressant dans ce que vous mettez en place au PEROU, c’est qu’au lieu d’aller dans ces territoires pour panser ce qui est en train de se passer et pour déplacer toutes ces familles qui ont construit des modes de vie, vous réfléchissez au contraire à ces modes de vie in situ, non pas pour évacuer le problème mais pour le repenser et le renommer, ce qui ne constitue pas la demande politique. C’est une vraie question qui nous est aujourd’hui posée dans les écoles : nous sommes très souvent sollicités sur des projets comme ceux-là et nous nous retrouvons en effet coincés – pour parler très clairement – parce qu’on a toutes les envies et toutes les possibilités d’agir et, en même temps, on se rend bien compte que l’on agit en venant en réalité masquer quelque chose qui ne va pas et qui n’est pas de notre fait.
Sébastien Thiéry
Il s’agit peut-être d’interroger la demande mais aussi de parvenir à ce que s’en reformule une autre, c’est-à-dire qu’il faut demeurer absolument dans une relation de dépendance, de relation en tous les cas, avec les acteurs publics qui passent commande, considérant que si le désastre a lieu ce n’est pas parce que l’on est gouverné par une armée de « fachos » mais plutôt parce qu’il manque énormément d’attention à ces sujets. Il faut donc se demander quels sont les moyens et les formes que l’on donne aux problèmes afin que ces problèmes soient saisissables autrement. Le déferlement d’images et de représentations aujourd’hui accule les acteurs publics, dans leur quasi-totalité, quels qu’ils soient, à faire se reproduire le désastre. Une attention portée aux problèmes est donc aussi une attention portée aux acteurs publics. On parle de ces situations limites dont se saisit le PEROU, mais, pour faire école, on peut aussi travailler, apprendre à travailler sur des situations éventuellement moins éruptives et moins fantastiques que celles-là. Voici juste une idée simple : les étudiants en écoles d’art suivent des enseignements quasi gratuitement, grâce à la collectivité, à la République, donc comment pourrait-on rendre cela, dans le temps de ces enseignements, à la République ? Comment créer des relations d’amitié entre la cité et l’école et se saisir des affaires publiques qui se donnent juste autour et considérer qu’effectivement une école est une chance pour la cité et la cité éventuellement une chance pour les écoles ?
Pomme Boucher [chargée de développement, association Quartier Rouge, Felletin en Limousin]
Je poursuis le récit d’exemples avec un cas en milieu rural, un projet mené à l’initiative d’assemblées populaires sur le plateau de Millevaches en Limousin, à l’occasion notamment des discussions qui ont eu lieu autour de la réforme des retraites et de questions d’économie. Ces assemblées populaires ont exprimé la volonté de certains habitants de se réapproprier et de mieux comprendre, en tout cas, l’organisation du territoire sur lequel ils se trouvaient. L’association d’éducation populaire qui a relevé cette envie a souhaité les accompagner dans cette démarche en se disant que le travail autour de la cartographie pouvait constituer une manière, pour eux, de se réapproprier très concrètement leur territoire, de manière sensible. À l’occasion d’une résidence, ils ont rencontré un artiste, Till Roeskens, qui a d’abord hésité à les accompagner, se posant la question de sa légitimité, puis a finalement accepté. Nous l’avons accompagné également. Ce projet donne lieu aujourd’hui à une forme d’atelier conduit par cette association d’éducation populaire en direction des habitants et qui travaille donc à la cartographie permanente et à l’échange de connaissances autour de ce territoire, mais également en lien avec un espace plus large que ce territoire restreint. Aujourd’hui, nous sommes très attachés à ce type de démarche et nous essayons de développer des projets qui puissent également accueillir des étudiants.
Nicolas Daubannes [artiste et enseignant à la Haute École d’Art de Perpignan]
Je voulais juste réagir par rapport à ce que tu as dit, Muriel, qui faisait écho à une stratégie que nous avions menée par rapport à la survie de l’école de Perpignan. Concernant ce que tu disais de la demande de la Mairie d’aller dans des lieux un peu excentrés, nous avons une très importante communauté gitane à Perpignan et l’on doit travailler avec elle. On a donc joué le jeu, à un moment donné, en invitant des groupes d’artistes, ce qui nous a amenés à aller travailler sur le territoire. Ainsi nous répondions à la demande politique et nous avons ensuite décidé de ne plus inviter d’artistes ou de groupes d’artistes qui pouvaient nous aider à répondre à cette demande-là ; on a choisi de décaler l’usage de l’argent, de le donner à une personne qui s’appelle Nicolas Lebourg, un spécialiste de l’extrême droite, qui est venu faire des conférences à l’école. Nous avions donc des cours portant sur les questions suivantes : comment comprendre l’extrême droite ? Comment fonctionne-t-elle ? D’où vient-elle ? Et comment faire avec ? On a simplement changé de stratégie en se disant qu’on n’allait pas répondre à la commande, mais, face à la montée de l’extrême droite à Perpignan, qu’on allait simplement chercher à comprendre ce que sont ces gens.
Muriel Lepage
Oui, l’instrumentalisation des écoles… Je voudrais juste repartir de ce que tu as dit, Sébastien Thiéry. Je ne crois pas qu’il faille que nous rendions quelque chose à la République sur ce territoire-là. Je pense que ce que l’on rend à la République, c’est que l’on forme des artistes et que les artistes constituent fondamentalement l’enjeu de notre travail, ne l’oublions pas. Il est vrai que c’est un peu compliqué d’entendre dire, par exemple dans des réunions sur l’éducation artistique et culturelle : « Mais enfin, Madame, un étudiant dans une école d’art coûte 12 000 à 14 000 € par an, il faut bien tout de même, qu’à un moment donné, il nous rende quelque chose. » Je ne le crois pas.
Simon Chalom [président de l’association Open Sources]
On parle là, maintenant, de sujets très complexes qui touchent à des domaines très vastes. On parlait tout à l’heure de bien nommer les problèmes, donner un nom, mais notons aussi que chaque discipline, chaque culture professionnelle ou de pratique nomme les choses différemment. Je suis juriste de formation et aujourd’hui je travaille avec des designers, des architectes ou des menuisiers sur la problématique du réemploi et l’on voit bien que lorsqu’un praticien de l’architecture nomme une pratique par exemple, si l’on cherche une définition dans le domaine législatif, cela ne va pas correspondre à la même idée ! Pour illustrer cette remarque, je dirais que je ne vois pas assez de pluridisciplinarité, d’interdisciplinarité, d’échanges entre les écoles ou les pratiques professionnelles ; il faudrait des lieux de mutualisation des compétences et d’échanges pour que toutes ces spécialisations puissent aller ensemble vers un but commun et répondre à des besoins. Je ne connais pas les écoles d’art. Je sais en tout cas que les facultés de droit manquent cruellement de cela, de la possibilité de rencontrer d’autres domaines et notamment d’autres définitions de problématiques ou de pratiques qu’elles peuvent rencontrer mais que d’autres praticiens définissent de manière différente.
Jean-Marc Cerino [artiste, enseignant à l’École supérieure des beaux-arts de Nîmes et rédacteur de la revue De(s)-générations]
Il me semble que les écoles d’art ne sont pas là pour répondre. Cela a été dit et redit et, paradoxalement, je dirais qu’en même temps, elles répondent ! J’entends ce que vous dites, car, vu de l’extérieur, cela peut en effet sembler ne pas être présent. Il a été dit tout à l’heure quelque chose que je trouve fondamental, à savoir que nous formons des citoyens et non des clients. On ne travaille pas avec des clients dans les écoles d’art. Pour autant, on ne doit pas payer quelque chose par dette. Mais on va rendre sa place à la citoyenneté. Cela signifie que nos étudiants sont invités par des associations à participer à des projets, souvent menés déjà en amont par des artistes, qui sont des chorégraphes par exemple ou des plasticiens déjà mobilisés sur des questions intellectuelles et citoyennes. Et l’on informe les étudiants parce que cette mission est aussi la nôtre : la sensibilisation politique. Il ne s’agit pas d’une formation à une quelconque pensée politique, mais de développer ce sentiment d’appartenir à du politique, en étant citoyen. Ceci est aussi l’une de nos missions. Ainsi les écoles d’art sont-elles effectivement des lieux où l’on ne répond pas à une demande ou à une commande, mais où l’on partage des réflexions et où des jeunes gens apportent des solutions. Et je crois que toutes les écoles d’art le font. Dans la nôtre, on le fait. Ce n’est pas obligatoirement dans le programme d’un cursus mais souvent dans des pratiques parallèles, en plus : c’est du temps donné, une attention portée à notre présence de citoyens. Je voulais dire ceci fortement car tout à l’heure, on a parlé de la « brunisation » et par ailleurs on m’a reproché de noircir le trait sur ce qu’étaient les écoles d’art, mais je pense que, contrairement à ce que vous avez compris et que je ne voulais pas dire du tout, ces écoles d’art ont un potentiel incroyable, potentiel qu’elles développent. C’est à cet endroit-là que nous devons réformer l’école d’art. Quand je disais « il faut que l’on fasse un design de ce qu’est l’école d’art » c’est de cela que je parlais, non pour interpréter des textes ou autres, mais réellement pour la repositionner à cet endroit.
Muriel Lepage et Stéphane Sauzedde
Nous devrions essayer de conclure mais cela va être compliqué après la multiplicité de ces échanges… Nous voyons bien qu’il y a une série de tensions entre adaptabilité et anomalie, entre créativité et création, entre contexte de l’art et contextes économique et politique, etc. On s’aperçoit aussi que dès que nous commençons à attaquer ces questions, nous devons travailler à « bien présenter nos problèmes », comme le disait Sébastien Thiéry. Ce que l’on a fait pendant ces deux journées, cas après cas, parole après parole, et qui a commencé à pointer des problèmes, doit être prolongé et approfondi. Pour cela, il faut aussi que nous restions précis sur la manière de faire « assemblée », en continuant de faire comme on l’a fait ici aujourd’hui, c’est-à-dire en se situant dans le champ élargi des écoles : il n’y a pas que des gens des écoles d’art autour de la table et dans la salle et c’est pour cela que l’on est arrivé à mieux nommer les problèmes et à commencer à avancer. Il va donc nous échoir – avec votre aide – de trouver une manière de composer une nouvelle assemblée, de la réunir et de continuer de travailler.